autour du séminaire de
Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillère
EHESS 2010/2011
(une lecture hypertexte de
La vie et les opinions de Tristam Shandy, gentleman
de L. Sterne)
1713 - naissance de Sterne, gosse en retour de guerre, démolition de Dunkerque, un lieu hors du temps, constamment détruit; mort de ses frères: "une histoire de cendres". Tous les patients "le savent", dit JMG, ces angoisses perçues, sans mots, ce "quelque chose" de la réalité qui surgit, cette intrusion ressentie, exprimée. JMG enchaîne, les fous ne "voient pas" à travers, mais reçoivent des informations "périphériques" pour l'observateur "normal", qui lui dévie le atématériau (ils reçoivent par le bruit de la porte du bar, etc...); le fou est hypersensible (cf. le "logicien fou" K. Gödel, dont on dit qu'il cultiva dans son enfance cette hypersensibilité, cette faculté de son oeil pinéal). L'analyste davoinien, alors, donne beaucoup de lui à saisir à ses patients, et non une "bienveillante neutralité", et non plus simplement un refuge du registre "je suis de votre côté" de certaines prises en charge "classiques" du trauma: il faut savoir donner des gages. L'analyse davoinienne se pose bien sur la littérature. Des "détails"... car "rien ne ressemble plus à un champ de destruction qu'un champ de construction", ce mantra archéologique de FD, or la psychanalyse classique se centre sur la destruction, le récit d'atrocités accumulées, alors qu' il s'agit bien de retrouver le fil derrière les cendres. Ni Wittgenstein ni Apollinaire, traumatisés, ne quittent leur uniforme après la guerre. Quand l'outil des mots est cassé, il s'agit d'inventer, de restituer, dirait encore l'archéologue, de montrer ce qui ne peut pas se dire, de "raconter", toutes ces "digressions" de Sterne. Il n'est pas besoin de dater, nous dit ce dernier, car tu es l'auteur de ton histoire; le délire ne doit plus être considéré comme subi passivement, mais comme possible passage de l'objet au sujet. Des interruptions, mais des reprises, comme sur le chantier toujours actif dans ce temps sans plus de dimension, voilà le travail de l'analyse du trauma. Lors des combats le temps s'absente, et les signifiants, mais il y a de l'espace, le traumatisé parle de temps avec l'espace, dans un langage sans temporalité (ou sans cette temporalité à dimension unique que nous impose notre "normalité" à nous qui n'avons pas fait encore la traversée du traumatisme): "j'étais hier à Téhéran" déclare le patient. Géographie de la cure, voyage initiatique, Peregrino, marche, bateaux des évadés de la grotte-geôle. "Racontez-moi" votre voyage, et non les images de l'autre, soit-il Freud; le cadre nomade du cabinet doit bien donner à voir ces images géographiques, être cabaret ! Cas clinique, soudain surgit un beau paysage, un "paysage ami", "où l'avez-vous déjà vu, ce paysage ?": "C'est une maison d'enfance, en telle année", et voilà daté le début des abus sexuels, le voyage dans les images restitue le temps de l'histoire.
Sa blessure (et celle de FD qui se livre) est pour la première fois abordée à la fin du livre (chapitre 19, livre VIII). Un tsunami "imaginaire", mais les populations sont mortes, un conditionnel de jeu des enfants (mais sans ce "on dirait que" de la psychose, le terrain de jeu n'existe pas mais il est la réalité). JMG, prolixe aujourd'hui, FD n'en parviendra pas à sa conclusion, nous balance alors dans L'or noir d'Hergé, les attentats, etc...: pourquoi Haddock apparaît-il alors et découvre-t-il les choses ? "J'vais vous expliquer", dit souvent ce nouveau venu... et la pipe explose ! Et vous ne le saurez jamais, pourquoi il est là: "it happens", hasard et nécessité. Reprise du fil, la balle vous est de tout temps destinée, dit Jacques le fataliste de Diderot, comme s'en assure J. Bousquet s'exposant volontairement au feu ennemi pour gagner le noir de source. Blessure, donc, par balle, au genou, en 1692, invalidité, "balle bienheureuse", vers l'écriture; et il est alors tombé amoureux de la Dame, celle de sa vie, et puis l'autre, manipulatrice. Tobie, lui, est blessé à l'"aine", et "toi et moi nous savons de quoi il s'agit", les vétérans disent leurs blessures, leur bataille. Au discours stéréotypé, normotypé, admis et sans empathie du "que c'est atroce la guerre", le trauma oppose la blessure et la compassion, qui passe par le "détail".
Une thérapie de proximité, et âme-et-corps (cf. les principes d'intervention de Salmon, 1917: immédiateté des soins, proximité du lieu d’intervention (champ de bataille), simplicité des moyens et du dispositif de soins, espérance de guérison: convaincre le sujet qu’il va guérir: Expectancy). Les pleurs. Le réconfort. L'infirmière. L'enclos du béguinage, la clôture que l'on peut franchir, car on n'y fait pas de voeux, espaces protégés pour jeunes filles en difficulté, spiritualité. Abus sexuel, recherche de conquête intime mais sans sexe, recherche d'immanence, d'un champ de construction. Le délire traumatique est un délire amoureux, mais sans bander. Aucun compromis de FD avec les bourreaux; "Dehors, Monsieur", au thérapeute qui avait abusé de sa patiente et voulait consulter... Trauma et Désir sont deux champs contigus, si on les mélange ça explose. L'amour c'est pareil que la guerre (la blessure, la dépendance-régression): la métaphore maintenant devient possible, le moment où l'on dit "comme" signe le recul de la psychose. Puis, après tout un travail, "il faut être bien en chemin pour atteindre le ravissement amoureux", vient un ravissement mystique, un coup de foudre, une extase, il redevient vivant, sexué, le dimanche après-midi ça lui explose. Syngué Sabour. La blessure est refoulée, la cicatrice gratte, insupportable; il la voit pour la première fois. Universel de toutes les histoires d'amour, érotique spirituel de troubadours (qui était aussi construction contre la vulgarité sexuelle de l'époque), comme le langage maniéré des schizophrènes, critère de diagnostic, dit FD; une sortie de la boue culturelle grossière et fascisante actuelle, une sortie par la délicatesse ! Mais déjà la veuve intervient dans le champ de la saillie...
Qu'y-a-t-il sous nos ruines ? Combien de morts nous poussent ? First do not harm, cas clinique: l'analyste affirme son pacifisme, elle est choquée par le GI "bourreau" qu'elle reçoit pour des problèmes sexuels. Elle ne le trouve pas "humain". Puis, elle lui trouve une "zone de combat" commune. FD, gênée à la lecture de cet auteur: culpabilise-t-elle d'une telle zone de combat, elle qui ne soigne pas les bourreaux ? La gêne: la perversion de la dulcinée, non tendre, calculatrice, tournée en mère pour faire bonne figure, nous dit Sterne, recherchant son propre plaisir masturbatoire, fanatisme, inceste. Au trauma, les brutes; au noir de source, les bons et les mystiques; au gris, les truands, les dulcinées perverses.
aucune zone grise n'est acceptable ?
Elle l'entraîna de sa main hors de cette tranchée où il perdait son sang...
L. Sterne
Et voici les noeuds du séminaire: la psychanalyse et l'interprétation sexuelle "à tout va" en lieu de prise en charge des traumatismes infantiles précoces, dans une assimilation "bienpensante" du champ de la perversion. Le premier Freud des traumas (cf. Etudes sur l'hystérie), l'inceste du père de Freud sur ses demi-frères (lettre à Fliess qui fut censurée par Anna Freud et Marie Bonaparte), puis l'abandon de la théorie de la séduction, et la théorie du fantasme... (Le Réel escamoté, J. M. Masson). Une théorie qui se détache de la clinique, une politique qui se détache de la guerre, et la psychanalyse sur l'arête de la perversion. Le "trou de serrure" parle pour le viol de l'oncle Tobie, c'est un langage des failles, le sujet y tient en réseau de fissures, quelque chose persiste et témoigne de son être à l'analyste. Dans l'accoutrement démodé des fous, il y a une temporalité, un "arrêt sur image", loin de ce racisme anti-fou actuel qui se dit structure, débilité, diagnostic. Des petites choses nous parlent quand plus rien ne nous tient, et qui ne sont pas des métaphores, mais des phores tout court; "rien de tel qu'une forme pour vaincre la peur", arts martiaux, armures, parades militaires, moules... mais le trauma, cette marche d'expansions et de condensations, est accès à la pensée. L'oncle Tobie n'était à l'aise qu'avec les femmes en détresse et en chagrin; tresser, c'est proposer une forme verbale à cette détresse pour apaiser le délire qui émerge dans la panique extrême, raconter une histoire, calme, de soi. Apaiser, voire en tressant deux détresses, c'est-à-dire deux présences, le trauma parle au trauma, quelque chose peut accrocher, un fantôme en rejoindre un autre, des morts partis par l'un et l'autre. JMG, jeune exilé en Picardie, devança l'appel militaire pour s'échapper de quelque chose. Une image survivante. Le caporal raconte une histoire face à la détresse de Tobie, autour de l'inquisition, cela touche à la maison de la veuve enjôlante, à l'araignée maternelle à la L. Bourgeois, à la structure, à l'esprit de calcul, mais cela aussi libère la ligne serpentine, qui s'évade, esprit follet, duende, génie qui sort de la forme. Parler à l'autre-sujet par les images-en soi-des morts; quelles sont les miennes ? "Il y aurait dû avoir quelqu'un entre toi et Philippe", me dit la mère; un grand-oncle disparu peut-être en Amérique, et chaque médecin a son petit cimetière, le mort plus ou moins fantasmé du carrefour où je ne pus m'arrêter, fuyant, et la neutralisation du père malgré l'été de la guerre, malgré les cinq bombardements traversés...