Carlo Rovelli, L'ordre du temps, 2018
Or le temps n'est jamais perdu,
il est en avance, il se cache, se liquéfie, fait des boucles...,
mais il n'est jamais perdu, c'est nous qui le sommes.
Antonio Tabucchi, Le temps vieillit vite, 2009
Nous faisons partie d'un réseau qui va bien au-delà des quelques jours de notre vie,
des quelques mètres carrés où nous portons nos pas.
Carlo Rovelli
Un thème central, sinon une conclusion encore : le mystère du temps est lié à la nature de notre conscience, le temps est une émotion. Notre cerveau enregistre des changements qui se produisent dans le corps et dans sa perspective, et des sentiments (feelings, voire rasa) émergent de cette mise en mouvement cérébrale. Sentiments qui, à leur tour, propulsent toute une culture (A. Damasio, L'ordre étrange des choses, 2017) et (mais) sa logique, sa grammaire propres.
On sait peut de choses à la sortie de ce livre, finalement, sur la gravité quantique à boucles, qui sous-tend tout l'argument. On regrette l'absence d'un développement qui serait quelque part entre les notes de fin de volumes - souvent très mathématiques ou hermétiques pour qui n'est pas physicien quantique - et la progression très (trop?) pédagogique de l'auteur. Et pourtant, quand les premiers chapitres s'étirent, les derniers émeuvent jusqu'à la moelle.
Peut-on imaginer, surhomme un jour augmenté d'organes sensoriels ouverts à tout le spectre des dimensions, et aux dimensions physiques non en usage dans le sous-ensemble d'univers physique où nous nous déployons, que la perception du non-temps, et/ou de temps multiples, aboutisse à une culture d'équilibre et de souci global ? Mais l'univers a des horizons, et observer au-delà de ces derniers sous-entendrait une extraction du système pour atteindre à la complétude (K. Gödel)... Et que serait un être extrait ? Sans plus de perspective orientée ? Pure énergie cosmique ? Et l'atman y survit-il ?
L'irréversible de Jankélévitch n'est pas cité et on le comprendra, ni la flèche du temps de Prigogine pour sûr - et on ne regrette pas les affirmations trop peu scientifiques de ce dernier -, ni Deleuze dont les mille plateaux font pourtant figure de réseaux métastables d'espace-temps et de leur mousse de spin, et son plan d'inférence qui évoque la matérialisation discrète des événements qui traversent notre univers souvent invisible. Il n'y a ni boucles ni retours chez Janké, mais chez Rovelli dès les premiers chapitres danse Shiva dans le rasa du temps, humoral, où nous nous baignons plus que nous nous « écoulons ».
LES RELATIVITES DU TEMPS ET LA MULTITUDE DE « TEMPS PROPRES » DANS L'UNIVERS
Quelques rappels donc sur les théories de la relativité :
1. la masse ralentit le temps
2. la vitesse ralentit le temps
Autrement dit, « à la Rovelli » (et c'est là qu'est l'intelligence de ce livre : la reformulation des lois de la physique en phrases poétiques imprégnées de l'expérience - au sens quasi... métaphysique ! - de l'auteur : Si les choses tombent, c'est à cause du ralentissement du temps : elles tombent vers le bas, parce que en bas, le temps est ralenti par la Terre. Quand on admet « facilement » avec Einstein (et de nombreux arguments expérimentaux étayent maintenant sa théorie) que l'espace-temps est courbe et déformable, que ces déformations sont la gravité, il nous est plus difficile d'accepter – car notre logique et notre grammaire sont issues d'une perspective bien particulière au sein de l'univers - que le temps n'est qu'un paramètre de cet espace-temps !
Autrement dit encore, les choses changent dans le temps (cf. les équations de la physique classique).
On parlera très peu de trous noirs dans ce livre, et pas du tout de l'hypothèse du multivers elle même issue de la théorie des cordes. Querelles de chapelles d'astrophysiciens, sans doute. Pour rappel, - et Mr Rovelli l'aurait présenté mieux mais ne l'a pas fait - la théorie des cordes (voir B. Green, L'univers élégant, 1999) postule que les « particules » physiques ne sont que des manifestations quantiques de la vibration d'une corde énergétique qui est en fait leur nature fondamentale. Cette théorie postule l'existence de non pas trois mais 10 ou 11 dimensions d'espace, et les multivers sont des sous-univers sans doute intriqués les uns aux autres, issus de nombreux « big bang », dans lesquels trois de ces dimensions d'espace parmi les onze sont utilisées. Certains univers sont non pas en expansion mais en contraction (« big crunch ») et la flèche du temps thermodynamique est ainsi différente d'un univers à l'autre (voir par exemple A. Barreau, Des univers multiples ? 2017). C. Rovelli, donc, privilégie l'existence d'un univers unique mais dans lequel il existe une multitude de temps propres, liés chacun aux modifications des choses dans certaines parties de l'univers, tandis que le temps est stable, en l'absence de telles modifications, dans d'autres régions. Mais il ne s'agit là sans doute... que d'une perspective différente !
Ce qu'affirme Rovelli, c'est qu'il n'y a pas de « présent absolu » dans l'univers. Il y a notre futur, il y a notre passé, il y a d'autres futurs et d'autres passés là où d'autres modifications se produisent, mais il y a aussi entre eux des étendues de « présent étendu » (Einstein). Il y a un ordre partiel de filiation avant/après dans certaines régions de l'univers, dans des cônes le long desquels voyage la lumière, et ces différents systèmes ne sont pas « synchrones ». L'univers est diachronique. La lumière est immobile dans les régions de présent étendu, ensemble d'événements qui ne sont ni passés ni futurs. De plus, sur la base en partie des travaux de K. Gödel, certains de ces différents cônes de lumière (parmi n) peuvent « communiquer » cycliquement et former des boucles temporelles, rendant possible un voyage cyclique, un voyage continu vers « le » futur retournant à l'événement de départ (voir P. Cassou-Nogués, Les démons de Gödel, 2007, chap. 16, Les voyageurs). Mais il ne s'agit là que d'une structure particulière dans l'orientation de ces cônes distincts. A proximité d'un trou noir, par exemple, les cônes de lumière s'inclinent sur l'horizon dudit trou noir, qui ferme ainsi une région de leur futur (pour « en sortir » il faudrait se « déplacer vers le présent », ce qui est incongruité physique, les objets ne se déplaçant que vers le futur).
Physicopsychosophies, quanta, et danse du monde
Dans une des notes, C. Rovelli semble « avouer » avoir expérimenté le LSD, et constaté cette « dilatation du temps » que l'on retrouve sous psychodysleptiques, mais aussi dans les rêves, et les expériences mystiques. Dans les techniques de méditation bouddhistes ou sramanistes (remédiatisées actuellement par la « mindfullness based therapy »), le corps semble voyagé dans un temps immobile. Dans certains états pathologiques la perception du temps est également différente : dans le syndrome post-traumatique le patient ressent un présent absolu de son agression. Et les philosophes ont bien sûr longuement débattu de l'existence ou non d'un « temps absolu ». Aristote et Leibniz nient le temps, Newton nous « impose » l'idée d'un temps absolu dans un espace théorique, vide ou plein. Einstein en 1915 redéforme cet espace absolu : l'espace-temps est réel mais non absolu, il est une toile de champs interactifs (champ de Dirac pour la matière, champ électromagnétique pour la lumière et les forces, champ gravitationnel). La physique quantique nie le « vide », qui est toujours constitué de champs énergétiques, sources de pullulement quantique, et l'espace comme le temps ont des propriétés quantiques: le temps minimal (ou temps de Planck, 10-44 s) est un quanta, le temps prend des valeurs discrètes et non continues en fonction de ce quanta (comme dans la conception bouddhiste où le temps est « succession » d'instants sans qu'il existe une notion globale de temps). Les différentes configurations d'espace-temps sont superposées, et elles fluctuent de manière déterminée mais imprévisible (selon les lois de la complexité) quand elles interagissent ; un électron par exemple n'est concret que par rapport aux objets avec lesquels il est en train d'interagir (on rejoint là la théorie des cordes). Des agencements on n'observe, de notre point de vue, que celui en interaction dans notre propre sous-système physique de l'univers. Et de même le temps ne se manifeste qu'en interaction, ressentie dans notre référentiel, il n'est pas indépendant.
2. TEMPS THERMIQUE ET TEMPS QUANTIQUE
De l'entropie
L'entropie est transformation, l'entropie est chaleur, l'entropie se quantifie par le nombre d'états possibles de forte entropie d'un l'état de faible entropie. L'entropie compte les configurations indistinguables du monde macroscopique, dit l'auteur. Et de livrer la seule équation figurant dans le texte : ΔS > 0 de Clausius puis de Boltzman. Tout en précisant qu'elle n'est qu'un effet de perspective pour sous-systèmes particuliers, dont celui que nous percevons : l'entropie ne croît pas dans toutes les portions de l'univers ; et l'entropie maximale se rapporte au reste du monde d'un sous-système physique donné.
La mélancolie produit du froid dans l'esprit par inversion de la flèche vitale.
Boltzman est bipolaire
L'énergie est constante : c'est l'entropie qui varie. Le monde biophysique régi par l'équivalence de la matière et de l'énergie (e = mc2) utilise de la basse entropie : chaque photons chaud solaire entraîne la réémission de dix photons froids terrestres, le premier est donc de faible entropie car n'a qu'une seule configuration possible. L'entropie correspond en effet à l'espace des phases, au nombre de configurations possibles. Sont de faible entropie également le tas de bois ou le nuage d'hydrogène par rapport au feu ou à l'hélium qui en sont « issus ». La vie est nourrie de basse entropie, c'est un réseau de processus d'augmentation d'entropie - un « passage au désordre autostructuré » - qui se catalysent les uns les autres (S. A. Kauffman, Humanity in a creative universe, 2016). Shiva est la danse de l'entropie croissante.
Dans le temps thermique, celui de la thermodynamique, et le plus proche de notre temps « habituel », énergie (W) et temps (t) sont des variables conjuguées, c'est-à-dire liées et déterminables dans un système simple où l'état macroscopique, l'énergie et le temps sont interdépendants. Mais dans le temps quantique, il y a non-commutabilité des « qualités » physiques, position, vitesse, etc... ; et cette indétermination est liée à l'interaction de ces variables, et non à leur mesure per se. L'imprévisibilité quantique est intrinsèque, et l'effet des interactions dépend de leur ordre, les transitions quantiques sont donc (partiellement) ordonnées (A. Connes), il existe ainsi un flux temporel défini par la non-commutativité des variables physiques... et le plus surprenant est que ces deux flux, quantique et thermique, ont été démontrés par Connes comme équivalents ! Ils sont deux aspects du même phénomène.
Flou et entropie
Mais l'entropie, c'est ce qu'on ne voit pas: des configurations indistinguables, une quantité relative entre deux états. Nous ne pouvons considérer qu'un sous-ensemble donné de variables ; et depuis notre référentiel, macroscopique et « privé », nous théorisons une perspective, une « flèche du temps » entre états de basse entropie, « passés », et de forte entropie, « futurs », quand seul un sous-ensemble très particulier d'aspects de l'univers est orienté dans le temps. Dans ce sous-ensemble de l'univers, nous percevons des traces, une évolution, qui font mémoire ; et la vie nous y apparaît comme processus anti-entropique localisé, par rapport à la mort, « condamnés » que nous sommes à ne voir le monde que depuis l'intérieur d'un système incomplet... Nous avons un point de vue dans et sur l'univers qui nous fait myopes.
The Eye (Switch), Tony Owsler, 1996 (détail)
Et c'est l'entropie qui fixe les pierres au sol, leur énergie mécanique se transformant en chaleur. La basse entropie du passé, et l'« ouverture » du futur, sont la raison de l'improbabilité d'interaction entre « cause » et événement futur.
3. LA GRAVITE QUANTIQUE A BOUCLES (UN MONDE SANS TEMPS)
Le monde est un réseau d'événements, martèle C. Rovelli, les choses ne sont pas mais se produisent; il faut en contrepartie se méfier du « présentisme » qui affirme que seul le présent serait réel. Le temps est associé au changement, et ce dernier n'a pas de direction privilégiée dans tout l'univers. Les quantas d'espace (photons, gravitons, particules élémentaires), qui résultent d'une probabilité de transition, sont liés en réseaux de spins où se forment des relations d'adjacence spatiale, des maillages (dont des boucles). Ces réseaux se transforment les uns en les autres par sauts discrets, dans la largeur de Planck, formant ainsi la mousse de spin, qui donne à grande échelle la structure « lisse » de l'espace.
Voilà c'est tout ce qui sera donné dans ce livre sur la GQB... fouillons les références en notes !! Mais c'est bien donné : avec le recul de l'observateur que nous sommes, les sauts quantiques de l'espace-temps prennent macroscopiquement – pour nos pauvres sens réduits et en gamme et en fréquence de perception- un aspect lisse... Nous sommes myopes à la discontinuité.
Un système complexe est irreprésentable (théorème de grompfel-lacan-gödel)
L'espace-temps fluctue violemment à proximité des trous noirs : il y a superposition quantique de réseaux de spin (et donc de temps différents) dans un trou noir ou à sa proximité, où des fluctuations violentes surviennent, suivies d'explosion et de formation d'un espace-temps déterminé (et on est donc bien proche ici de la théorie de formation des multivers dans le « big bounce », cf. référence ci-dessus). Mais dans la phase intermédiaire de superposition, le temps est complètement indéterminé, et les équations (dans cette théorie étudiée par C. Rovelli) sont sans temps.
UNE PERSPECTIVE HUMAINE (PLUTÔT QU'UNE FLECHE) DU TEMPS
Le monde est fait d'événements, l'événement est relatif, et il est émergence à notre échelle.
Et depuis notre sous-univers physique, notre vision du macroscopique est myope.
Les humains évoluent dans un monde d'événements qui se combinent, et non d'identités (Nagasena, bouddhiste, Ier siècle ; logique stoïcienne, - IIIè siècle). Comment alors se forgent-ils une identité ? Par trois processus superposés, propose C. Rovelli :
dès la naissance nous nous identifions de nous-mêmes avec un point de vue sur le monde, celui de la mère qui assure la première « contagion » de notre image humaine (stade du miroir lacanien, la première image de nous-mêmes est celle de l'enfant tel que le voit la mère), celui des autres qui nous entourent ; nous n'avons pas d'emblée une conscience intrinsèque que nous pensons comme l'a proposé Descartes et l'image « être humain » de nous-mêmes résulte de l'interaction avec... nos semblables !
Caresses de la mère, guidage du père, voyages d'adolescent, lectures,
amours, désespoirs, visages
notre système nerveux central (SNC) est lui aussi « context-dependant », il associe les informations entrantes dans des «centres» ou réseaux neuronaux plus ou moins stables, dynamiques, flexibles (V. Mante, Context dependant computation, Nature 2013, n° 503, pp. 78-84) : les « choses » sont des représentations en « points fixes » dans une dynamique neuronale. Depuis les mondes infinis, se forment des images de ce qui a une influence sur notre système nerveux;
Le temps, une capacité émergente d'un système complexe (neuronal) ?
Faible entropie de l'océan de dopamine / forte entropie des réseaux neuronaux (à nombreuses configurations possibles, connectiques et chimiques)
notre mémoire: nous sommes des histoires pour nous-mêmes, des récits et pas une masse de chair. Des récits qui, également, isolent (presque « physiquement » !) des autres points de vue possibles. Et seule la mémoire fait que nous sommes le même que celui d'hier. Dans le futur également, nous déterminons la trajectoire de l'objet, la récolte du blé, et cela a eu un avantage sélectif lors de l'évolution. La mémoire est une promenade désordonnée en synapses, de madeleine en madeleine, à la recherche du « temps perdu », et ce entre les deux oreilles de Marcel.
Au total, nous enregistrons une « impression » temps et non un objet qui passe : la conscience de l'écoulement du temps est interne, elle fait partie de l'esprit (Saint Augustin). ; le temps est entièrement dans le présent de notre esprit, comme mémoire et comme anticipation. Peut-être existe-t-il un temps thermodynamique ; mais le temps est (aussi) un temps conscient interne, qui nous ouvre notre accès partiel au monde, notre identité, et aussi la douleur : nous souffrons le temps. Notre réalité se forme dans notre mémoire, qui est cette collection de traces du désordre du monde dans notre sous-système de l'univers. Et en corollaire, nous sommes incapables de nous imaginer sans temps, car nous sommes des êtres du temps.
Kant, dans Critique de la raison pure, considère l'ordre interne, le temps interne comme les formes a priori de la connaissance, et un sens externe de l'espace. Pour Heidegger, « le temps se temporalise seulement du fait que l'homme est » (il est horizon de l'être). Husserl, dans De la phénoménologie de la conscience intime du temps, considère que les phénomènes constituent le temps, et explique que c'est la « rétention » de l'expérience qui devient de plus en plus floue et non l'expérience elle-même (sur les mécanismes de flou et de stratification au niveau neuronal : M. Jazayeri et M.N. Shadlen, A neural mechanism for sensing and reproducing a time interval, Current Biology n°25, 2015, pp. 2599-609). La mélodie dans laquelle nous sommes plongés continue, mais il y a une sédimentation mémorielle, une stratigraphie de l'événement. Se souvenir, c'est être archéologue – sauf dans les cas pathologiques ou autres expériences où toutes les strates de la Rome antique se mettent à vivre en même temps (Freud). Et ces strates mnésiques sont corrélatives de la variation d'entropie, les variations d'entropie laissant des traces (H. Reichenbach, The direction of time, 1956. cf. common cause) que nous organisons en mémoire. De traces d'entropie nous faisons des strates neuronales. CQFD. Comme des synapses se forment continuellement et s'effacent – dans le sommeil -
La mémoire, entropie de nos états « antérieurs » ? Tous ces événements maintenant flous... Notre cerveau grouille de souvenirs...
La pensée, la mémoire, le délire, l'expérience mystique en plongées dans des états superposés (dits « de conscience ») en parallèle à des processus d'entropie croissante ?
Un corps hyperentropique étendu « teilhardien » ?
Et une fois privés de notre point de vue particulier, de notre système nerveux et de notre mémoire – sauf à considérer une mémoire non-représentative et non totalement privée mais « hyperenactive » ayant accès au support purement énergétique d'une pronoïa – peut-on imaginer la persistance d'une quelconque identité, d'un jivatman qui survivrait à notre corps évoluant vers la plus forte entropie ?
Au-delà de la présentation de son hypothèse physique, C. Rovelli propose le temps comme émotion, une émotion du temps, et qui nous permet d'être. Le présent est une notion locale, l'état particulier du passé de « notre monde » est une vision floue, du fait de notre interaction partielle avec le monde. Entropie, ses traces, et la mémoire sont cependant liés ; plutôt qu'à un espace-temps, nous appartenons à un espace-entropie dans lequel les différentes strates du temps sont indépendantes. Dans ce qui aboutit à l'hypothèse de C. Rovelli, les propriétés quantiques des champs gravitationnels (des réseaux de quanta d'espace, et leurs sauts) sont actuellement, quoique non prouvée expérimentalement, une hypothèse partagée par de nombreux physiciens. L'absence de la variable temps dans les équations fondamentales, et notre interaction avec l'univers comme résultant d'une sensibilité à l'augmentation de l'entropie, sont plus discutées. Le mystère de l'interaction du temps avec l'identité et la conscience est l'objet de nombreuses spéculations ou intuitions religieuses ou philosophiques (Platon et son monde d'idées, Hegel et l'esprit dépassant la temporalité et se connaissant comme le tout – ce qui rejoint Plotin -, « éternité » des religions). Héraclite et Bergson au contraire « adorent » le temps. C. Rovelli propose lui le temps comme étant une émotion, une émotion du temps, et qui nous permet d'être. Un rasa dans lequel nous pouvons être circulés.
Dans la voix du poète,comme dans celle du musicien, le monde est devenu plus ample.
Il n'en existe pas moins, d'une existence plus réelle.
On y souffre. On y goûte la lumière. On y entend le loriot. On y voit des arbres.
On sait, on veut avec passion.
Anna Akhmatova, Requiem
La mort, sœur du sommeil (Bach) ? La sélection naturelle a fait évoluer la peur animale du prédateur, qui ne dure qu'un instant, vers la peur humaine de la mort, avec ses corollaires de longévité et de secondarité accrues, mais aussi de cette émotion-temps, qui nous ouvre à l'Être, mais aussi induit un « fini » hors du bain de l'univers. La culture, qui « sépare » de la nature, est aussi construite au temps. L'élan vital, ce cri continu des émotions, se polisse au temps ; la mort est peur et non pulsion. Le temps, notre décalage à la nature, notre métacognition ne sont pas premiers par rapport à l'élan vital, mais processus. Et vite soumis au diktat sensoriel de la première image, de la représentation, celle de la mère-soi, nous sommes plus complexes cependant que ce que nos facultés mentales peuvent appréhender. Même si nous sommes très contraints à ne réfléchir que de l'intérieur de notre machine de Türing, notre pensée victime de notre grammaire, l'univers lui reste ouvert... pour les physiciens, et les poètes. Notre délire collectif n'est plus celui des diables et des sorcières, ni celui des atomes et des ondes, il évolue.
Le lieu d'une chose est le bord interne de ce qui entoure cette chose
Shiva, trace de l'entropie et reste du sacrifice. Rasa et nirriti. Poésie.
Il n'existe pas de « chronons », le temps est une variable d'interaction, émergente au sein d'un système complexe. L'énergie est constante mais masse et vibration commutent lors de la modification d'entropie. Nous sommes anatomistes plutôt qu'atomistes, quand le biologique, vie et mort, organes et organismes, est intriqué dans d'autres systèmes, depuis lesquels peut-être notre vivant est-il illisible. Nous sommes tous presbyentropiques : les états d'entropie maximale sont ces « restes du monde » indistinguables par les sous-systèmes de l'univers, mais nous percevons des traces de l'entropie, un « reste du sacrifice » de l'état de faible entropie, une trace, un artefact du passage de l'état agencé au désordre ou nirriti ; cette trace est interaction de l'ordre et du désordre, et nous la disons temps. Nous la percevons en particulier dans la musique, ce yoga des temps. Millénarisme hindou, et danse de Shiva, souvent invoquée par C. Rovelli, donnent les mondes en abyme de l'entropie, ou celui des mille plateaux de Deleuze. Presbyentropiques, car dès la naissance nous ne voyons que d'autres nous-mêmes, tandis que les rishis hindous, eux ont vu le monde, et que les bouddhistes dissèquent notre friction (fruition) au temps : la méditation de pleine conscience est une flottation en pur espace
Y-a-t-il une énergétique physique des émotions ? L'émotion est-elle entropie ? S'exprimer est-ce augmenter l'entropie ? Le froid de l'organe silencieux, et l'émotion : une mort calme, un passage. Pouvons-nous « boucler » cette émotion-temps, tels des cônes de lumière ? L'énergie noire est-elle notre très basse entropie, celle des multivers ?
Et toute la théorie humorale : une Crisis est nécessaire à la protection de la faible entropie de l'organe ; mais cette émission d'humeurs, de rasa, nous transforme, depuis la faible entropie du moi-organe vers le nuage de spleen, par sauts, en n configurations depuis « nous-mêmes ». Nous devenons progressivement - et avons accès progressivement à - un spectre en partie sensible de nos émotions.
La poésie combine-t-elle les sentiments et l'augmentation de l'entropie ? Nourriture par modulation d'entropie, sauts d'affects ; la poésie en modem d'amour. La poésie est la mousse de spleen qui va, qui saute à l'amour. Le rasa avec ses multiples niveaux de circulation, mais qui unissent tous les êtres, depuis l'émotion « animale » de l'instinct de survie jusqu'au temps-émotion, le monde des rasa, ce nuage de spleen, est de forte entropie. L'origine, cet état de faible entropie, est peut-être absence d'émotion – ou bien l'émotion singulière de cette force unique qui est le graal des physiciens ? – Imaginer cette émotion unique, la vivre, est peut-être objectif commun des chercheurs.
Le temps de nos jours, Leuconoe, est un secret plus grand que nous
Horace