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12 mars 2019 2 12 /03 /mars /2019 15:59
Nicholas Roerich (1874-1947), Ominous

Nicholas Roerich (1874-1947), Ominous

autour de

Œuvres (1919), Vélimir Khlebnikov

collection Slovo, Verdier 2017

trad. Yvan Mignot

 

 

 

Dans sa taie d'oreiller il entassât ses manuscrits ! Merveilleuse valise de rêve ! Çankara Zanguezi, les chakras en ziz-zag, ensemença la Volga à l'eau du Gange, et Vélimir Khlebnikov (1885-1922) n'est pas seulement fou : car sur les routes de la soie il les vit les chameliers effectuer ce rite, non loin de la mer Caspienne, en plein delta. Son livre est expansion totale – et paranoïde – de la goutte, expansion totale du mot, et sa torsion, mais pas hors toute autre logique. Son livre est clapotis de la Caspienne aux trilles des oiseaux : le zaoum, cette langue-valise expansive transmentale. Son livre est un zaoum d'une zomia aux confins flous des Europes et des Asies: une langue-toute. Et russe, bien sûr, de par la steppe, une île-Asie sans frontières, révolutionnaire, sans la violence.

 

 

Merveilleux papier bible, souple et crème, de ces Œuvres (1919-1922) sous la belle reliure orange de Verdier. Eurasianisme, le Manifeste des Scythes. 1919. Fonder dans la steppe un Ascétère (skit), lieu d'errance-ermitage des ascètes, un ascétère des travailleurs artistes précise Khlebnikov. Calotte du pénitent, ceinture de cuir. Conscience de notre unité insulaire d'Asiates. Laver le tatouage des états. Former l'île. Le vieillard du nord les accueillit (« Je suis Kazakh »). Puis l'Inde (au bout de presque un an). Fuis les rites enfonce-toi en toi-même. Halluciné assurément, voyageur certainement, érudit d'avant, maître du mot nouveau. Kali, et les croyances qui ne connaissent pas les temples, au meilleur livre, celui de la nature, de l'herbe traversante, de l'azur touché. Foudres, voix, vol des âmes des défunts, aimables loups, insurrections, Khlebnikov est une insurrection nomade, un gouvernement du demain des dieux, une demande de la terre (toute guerre est dans la souricière), et il ne fait qu'accélérer les flots du temps. Poèmes psychodysleptiques et silences enchanteurs ; la femme de pierre peut y être cruelle encore, et la femme lactée, fille des steppes. Car l'humanité n'est pas multilingue en campements de lutte douanière, dit notre voyageur qui crée une nouvelle langue, tourbillon unificateur, au delà du sonore et du marchand premier du langage-outil ; toute son oeuvre est expansion de la lettre. 

 

Le jardin est en fleurs. Pas les forces de partir – un crime. Je viendrai mardi.

 

Tenir le journal précis de son esprit, Khlebnikov en conjure tous les diaristes à venir. Ne pas hésiter, donc, devant la pensée-manie, celle qui touche, en détorsion, au réel. Il n'hésite pas, il proclame, même par mégarde. Puis revient, plus humble, aux nombres de sa théorie; s'il n'y a pas, affirme-t-il, de science de la création-de-mots, il faut dire et penser leurs torsions, en ingénieur dans les cordillères du mutisme de la langue. Le mot a ses significations faibles comme la vision de nuit est faible, la langue quotidienne n'est que d'ombres tombées sur des surfaces inégales, et lui le voyageur de terre vaste sait lire et dire ces projections multiples et liées, sait y mesurer les longueurs d'ondes de la nature, leurs relativités comme leurs résonances. Ce soir-là derrière le bois a volé une paire de cielcygnes. Une affirmation de l'alphabet, et puis une langue d'outrâme (zaoum, "littéralement"). Les petits chiffons des mots directement ne donnent rien à la conscience, poursuit-il, mais leurs libres combinaisons, le jeu de la voix hors les mots, donnent la langue d'outrâme qui domine et évince la langue rationnelle ; et il y a aussi une voie – et c'est le projet de Khlebnikov - pour faire de cette langue qui donne le soleil une langue rationnelle. Triple torsion du vers, comme chez Mallarmé.

 

 

 

Beauté sonore, gamme des éveilleurs d'advenir, aux yeux des rationalistes Khlebnikov sera essentiellement un magnifique poète : Pour les fiancés de l'averse oblique (...) les yeux sont les granges des contes. Et le « reste », une folie mathématique ? Dans ses digressions numérologiques il définit la vibration de la corde A primordiale, qui provoque les déplacements de l'humanité toutes les 317 battements d'une balalaïka magique, et il explore dans son voyage en kali yoga tous les modes d'une chaîne des temps dits historiques, dont les hommes voudraient s'ériger en divinités souveraines... quand ce sont bien les ondes des énormes rayons lumineux du destin humain qui sont peuplées d'hommes : Khlebnikov y applique des verres doublement convexes et concaves, y cherche des directions, des renaissances. Khlebnikov le Russe tient pour superficiels les concepts de temps, d'État et de peuples, qui sont coupés et dénudés par les lois exactes d'un autre tissu : le ciel étoilé. Y découvrir l'onde du rayon de sa naissance, et considérer la mort comme une simple baignade dans les ondes du non-être ; et l'ensemble des propriétés auparavant attribuées aux divinités est atteint par l'étude de soi-même dans ce tissu, harmonie, correspondances, résonance.

 

 

Virelangues du printemps ! Au nom du bien des marginants ! Entre chantevent de la steppe source et sang et lits aux miroirs de l'hôpital psychiatrique de Kharkov marche Khlebnikov, juqu'à – comme un certain Rimbaud – la gangrène finale. Son enfance a pris forme dans la tribu des Volgorusses, là où la mer de Chine s'est égarée dans les grandes steppes, nature pleine aux oiseaux. Son deuxième moi est ce garçon mongol qui médite, qui devait s'emparer des idoles, qui a failli. Années d'apprentissage sur la Volga, attendant l'orage. Puis il lui semble que tous les jours qu'il a vécu sont ses plumes, et qu'il va maintenant voler, tel ou autre, toute sa vie, déterminé, achevé. Lamourciels ! Tribut à la folie ! Mais Khlebnikov, poète-érudit au fait des sciences de son époque, reste à la tête de sa création et sa vitesse enrichit la pensée ; sa vision hylozoïque de l'univers cherche à y dégager des processus énergétiques primordiaux, et leurs cristallisations (ou druses); sa topologie du temps dépasse l'arithmétique pour tangenter un continuum géométrique délirant... mais qui n'est pas sans résonances avec les actuelles théories astrophysiques des cordes et/ou des boucles quantiques...

 

Dans les druses de ses surfaces et de ses globes noirs,

jai trouvé que le rapport de la surface ombrée au plus petit cercle noir était de 365

 

 

 

Mais Khlebnikov, créateur inspiré du zaoum, est abord un théoricien du langage. Le mot vit d'une double vie, incipit à Sur la poésie contemporaine, pourrait résumer son approche : il y a un aspect du mot « pierre sonore », et une langue qui grandit comme une plante de la juxtaposition de ces pierres, dans une vie « autotressée » où la « part de raison nommée par le mot » est tenue dans l'ombre; les mots sont des sono-matières racines d'une table à la Mendéléïev. Dans cette première acceptation, la langue en croissance est alors un processus de torsion/détorsion d'ensembles-mots où coïncident signifiant et signifié, comme en ces artha du sanskrit primordial dans lequel les rishis, ces voyants, inscrivirent le monde. Et puis dans sa seconde vie il y a le mot au service de la raison, dans lequel le son cesse d'être tout puissant, et où la langue est logique, ne signifie qu'indirectement et par continuelle circulation, apophatique. Soit la raison dit « à vos ordres » au son, soit le son pur le dit à la raison pure; dans les mots-valises de son zaoum, Khlebnikov, imprégné de l'art de mémoire des textes sacrés indiens, fait croître la plantelangue vers de nouvelles torsions topologiques et atteint ainsi à un autre ordre de description du monde, que dans un second temps il va tenter de théoriser. Et Révolution oblige en 1919, la langue ouvrière aussi, révolutionnaire, contribue à l'édifice du monde, avec le mot-slogan-poème de la foule : sachez reconnaître les angles des événements dans le chant instantané des mots : c'est un couteau donné dans le cœur des citoyens.

 

 

Cette lutte entre des mondes, cette lutte entre deux pouvoirs qui toujours a lieu dans le mot

donne la double vie de la langue : deux cercles d'étoiles volantes (…)

L'aile de la raison européenne plane sur son œuvre

à la différence de l'ivresse orientale pour les ombres des mots dans la pureté de leurs fleurs.

 

 

 

Double vie du mot, et triple torsion/détorsion khlebnikovienne, mallarméenne : le texte est d'abord construction poétique (par excroissances néologiques chez Khlebnikov, par torsions extrêmes de la phrase chez Mallarmé), permettant un nouveau niveau de lecture (métaphysique chez le premier, érotique chez le second); puis s'ouvre une phase possible d'analyse logique du nouvel arbrelangue ainsi donné, différente, décalée, ou chevauchante, par rapport à celle de la langue initiale. Et l'invention constante de mots au contact de la nature, comme cela s'est toujours fait, dit Khlebnikov, contribue à l'adaptation perpétuelle de la langue : le mot est est racine de la langue, mais il est aussi en perpétuelle germination ; et c'est en amont du mot qu'existe un alphabet fondamental, quantique, de sons en libres combinaisons, base mathématique, ensemble libre de générateurs du langage. La langue d'outrâme  résulte des combinaisons de ces jeux de la voix, qui directement ne valent pas dans le jeu symbolique, mais qui dominent dans les incantations magiques, et qui ont un pouvoir spécifique sur ou depuis la conscience, et son approche... est en cohérence avec les hypothèses paléoanthropologiques actuelles sur la façon dont le langage est venu à l'homme  - et continue à lui venir ! La tentative folle de Khlebnikov est dans la prise de conscience de cet alphabet quantique, collecté à l'accord primordial des campements de la steppe et autres refuges au chant des oiseaux. Boutch chtchy ! (un corps dans l'enveloppe d'un autre).

 

 

La langue d'outrâme est la langue universelle à venir encore en gestation.

Elle seule peut réunir les hommes. Les langues de l'âme rationnelle les désunissent déjà.

 

Vélimir Khlebnikov et le zaoum des steppes, ou la double vie du mot
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