TAO, MAYA, QUANTA
Le Tao de la physique, publié par Fritjof Capra en 1975, proposait des correspondances entre les caractéristiques surprenantes du monde quantique, difficiles à appréhender depuis le monde apparent de nos perceptions sensorielles, et certaines conceptions « métaphysiques » des anciennes philosophies orientales, dont celle du Taoïsme et son principe unique à l'origine des interactions parfois paradoxales entre toutes choses. Aujourd'hui, de plus en plus de convergences dans l'entendement de l'univers sont relevées entre la pensée de l'Inde ancienne et les découvertes des physiciens, tant dans le domaine de la physique quantique que de la cosmologie (voir par exemple ici).
La mécanique quantique décrit par exemple le phénomène à la fois étonnant et fondamental de l'intrication, qui pose que deux objets spatialement distants peuvent ne pas être séparés, s'ils ont préalablement coexisté dans un système intriqué (par exemple la polarisation initiale de deux photons va rester solidaire, même s'ils se sont éloignés considérablement: si l'un des photons change de polarisation, l'autre instantanément et à distance va adopter ce même changement de polarisation). On est en plein, à ce niveau quantique, dans la définition du processus magique sympathique édictée par J. Frazer dans Le Rameau d'Or (1890) selon lequel deux objets ayant été en contact gardent, même séparés, des propriétés communes... La physique quantique, nous rappelle A. Barrau (Des univers multiples, 2017), est bien une théorie fondamentalement non locale.
Dans ce livre, le physicien fait le point sur les hypothèses actuelles permettant d' « unifier » les propriétés quantiques de l'infiniment petit et celles de la structure du cosmos, et qui aboutissent en particulier à la théorie du multivers. Dans la théorie telle que proposée par H. Everett par exemple, des mondes multiples fleurissent lors des interactions quantiques, des mondes consubstantiels, superposés et probabilistes dont nous n'habitons qu'un seul et somme quasi-aveugles aux autres. Nos processus neuronaux, tels que les cognitivistes les décrivent maintenant en réseaux multiples, seraient également assujettis à des processus quantiques, et nos pensées multiples se déploieraient en autant de processus plus ou moins (in)conscients, tels des univers parallèles mais connectés. Le multivers serait arborescences de mondes aux branches intriquées et replongeant à la source, un « big bounce » ou « rebond », par lequel les univers se succèdent, et non résultant d'un « big bang » unique.
Autre point qui d'ailleurs rejoint à nouveau la philosophie taoïste, la notion de vide quantique (A. Barrau) : un vide classique est un espace dénué de toute particule, mais en physique quantique des particules et antiparticules émergent spontanément de l'espace "vide", et il existe donc des fluctuations possibles dans le « vide ». La physique quantique préfère parler de "vides métastables", des minima locaux mais d'énergie non nulle, et pouvant être sources de nouvelles « nucléations » de l'univers...
« Big bounce » et millénarisme des brahmanes... Mais comme le tempère A. Barrau, même si la mécanique quantique pose des questions essentielles sur le rôle de l'observateur et impose un renoncement complet au « confort » déterministe, continu et localisé de la science d'antan, elle a parfois « bon dos » quand on lui fait supporter des « postures charlatanesques » et délirantes; que de nombreux phénomènes physiques échappent à l'intuition du quotidien n'est pas voie ouverte à toutes les théories farfelues pseudo-scientifiques !
Seule pour l'heure, la poésie est assurément multidimensionnelle.
Superposition quantique et décohérence
La théorie d'Everett (cf. ci-dessus) dans laquelle la fonction d'onde quantique (qui traite chaque état quantique comme non seulement équiprobable mais également réel) ne s'effondre pas brutalement sur une seule possibilité, mais préserve toutes les bifurcations qui font ainsi foisonner des univers (ainsi dans un univers le « chat de Schrödinger » est vivant, tandis que dans un autre, et simultanément, il est mort), cette théorie pourrait devenir testable - et donc hypothèse pleinement scientifique - et des physiciens dont A. Barrau s'y emploient. Le concept de décohérence permet de rendre compte de la transition entre niveau quantique (qui échappe à nos sens) et niveau classique de la physique, qui n'en serait qu'un feuillet, qu'un état probabiliste et métastable. Dans cette théorie de la décohérence, quand un état « superposé » - constitué des différentes possibilités quantiques - interagit avec son environnement, la plupart des possibilités deviennent incohérentes; autrement dit, le monde usuel émergerait spontanément dans un environnement donné des différents états ubiquistes possibles de la physique quantique, mais qui sont exclusifs les uns des autres dans le monde classique. Reste à comprendre pourquoi ou plutôt comment le « réel » choisit un état plutôt qu'un autre parmi les superpositions quantiques.
Superpositions locales et modèle de la décohérence, interactions simultanées à distance dans celui de l'intrication, la théorie quantique persévère dans ses modèles de mondes parallèles et d'interactions déroutantes à distance ! Ces phénomènes quantiques sont pourtant considérés avec intérêt par exemple pour le développement d'ordinateurs quantiques qui, en pouvant se trouver simultanément dans plusieurs états, feraient faire un bond aux capacités de calcul des machines actuelles (S. Haroche), et l'intrication permet d'envisager théoriquement la téléportation...
DECOHERENCE
OU DESAGENCEMENT DES PLANS DANS LE MONDE VEDIQUE
rita, ordre
anrita, non-ordre, chaos, fausseté, irréel
nirriti, désagencement
La superposition redéploie la notion de structure
Dans son introduction et ses commentaires à sa traduction des Upanisad, Alyette Degrâces (Les Upanisad, 2014) pose la non-contradiction entre la « réalité » (satya) et l' « irréalité ou fausseté » (anrita), cette opposition étant dépassée par une pensée par niveaux, par facettes (F. Zimmermann), et non par limites. L'agencé (rita) et la réalité-vérité (satya) se manifestent ensemble, ont chacun leur espace, mais depuis le chaos des choses il est impossible de reconnaître l'agencement des niveaux comme d'accéder à la réalité ; en effet l'inagencé fait recouvrement, masque la réalité, l'anrita est manifestation de son propre désir, soif des objets extérieurs, connaissance fausse. L'agencé (rita) est objet de connaissance, l'inagencé (anrita) recouvre et semble transformer la réalité. A ce point de sa réflexion, A. Degrâces écrit : « Garder les deux états comme interférant et ne se mêlant pas complique l'approche de la forme. On n'est plus sûr de comprendre. On peut accepter l'un ou l'autre mais pas leur relation qui, en outre, est donnée comme impossible. On pourrait comparer ce processus à ce qu'en physique quantique on nomme la « décohérence » (citant S. Haroche, Physique quantique, 2004) et qui soulève la question suivante : « Pourquoi ces interférences disparaissent-elles au niveau macroscopique ? » Par un état de décohérence, la relation au monde modifie la mesure. Ce qui fait sens n'est plus compris comme tel. La cohérence n'est plus sentie. Le passage que l'upanishad décrit par « chaos » répond à ce passage au monde et à la notion de « décohérence » par le fait que ce « chaos » occulte non seulement un état, mais des états différents (…) L'upanishad, dans sa profonde compréhension des structures, tient à garder les deux dimensions extrêmes et, parfois, restitue les états intermédiaires (…) Cela demande un effort d'abstraction qui marque une mise en mouvement dans nos connaissances, permettant de ne pas rejeter ce qui nous est incompréhensible, sachant qu'au niveau grossier rien ne semble transparaître car tout est recouvert. La superposition redéploie la notion de structure (…) Cet agencé, cet ordre, réorganise les structures. Celles-ci ne sont plus formées par des fragmentations. Elles rassemblent des niveaux d'être (…) Sans oublier le dernier état dans l'ordre de la connaissance – ou le premier selon la vraie nature – qui ne supporte aucune définition, que les autres états ne peuvent percevoir mais à partir desquels le travail de perception doit être mené ».
ou le « mille-feuilles » de G. Deleuze...
Rite (rita, ordre) et nirriti (désagencement)
Le veda, qui deviendra texte sacré brahmanique, est une récitation : les rishis (voyants) ont vu la parole sacrée, qui est restitution directe, immédiate, de cette vision du réel : la parole védique (vac) à une dimension mystique, une puissance propre, et trois de ses quatre dimensions restent extérieures au langage humain qui n'en est que la composante articulée, logique, mère des rites. Par les rites védiques, dont ce sacré est la formule, il s'agit de préserver l'agencement du monde dans sa totalité, incluant ordre (rita) et désordre. Nirriti, poursuit Ch. Malamoud (Puissance de la parole, in Ligne de risque, Y. Haenel et F. Meyronnis, 2005), est désagencement, risque suprême, force redoutable des écarts et des abîmes, mais aussi force nécessaire à la respiration d'un réseau qui n'est pas figé; le désagencement, comme la décohérence quantique, permet la transition entre les mondes imbriqués et masqués. L'état « unique » du monde macroscopique - ou le fonctionnement « normé » du monde social - n'est pas exclusif des autres états qui lui sont superposés, intriqués, consubstantiels, et peut être « normes » d'autres univers comme d'autres états de vie. L'ordre du monde (dharma) est lui global, et c'est cette vision globale du monde qu'ont eue les rishis, les mots articulés étant – mais n'étant que – les « traces des quatre pas de la vache ». « A cette réalité ordonnée (des mots du veda) dont la récitation donne une actualité partielle et éphémère correspond une réalité sujette au changement et donc au désordre » sous l'action de la nirriti (M. Angot, Histoire des Indes, 2017), et le rite intervient comme « processus anti-entropique » quand l'expansion permettrait une recomposition : la réalité est naturellement sujette à varier et le rite doit donc être répété. Le rite est une interface entre vérité et réalité, entre satya et anrita, et un contrepoint de la métastabilité dont le désagencement nirriti est l'énergie. Le rite, totalité, est aussi l'occasion d'un échange entre phases manifestées et phases non-apparentes du réel. Il s'agit moins par le rite, poursuit M. Angot, « d'éliminer le faux que de lui donner sa place, d'arranger l'ensemble des éléments de l'univers pour que tous concourent à son expansion et à sa rétraction continues »... Nirriti, force du multivers... Le singulier n'y a pas de sens, mais la relation entre les entités: le rite régit un monde de forces et de liens.
Nirriti, force de désengagement, de transition dans l'ordre du monde, une résonance avec la notion de constante cosmologique,
cette énergie noire, répulsive ?
Einstein ajouta la notion de constante cosmologique comme à contre-coeur à sa théorie, mais cette force anti-gravitationnelle mystérieuse ou énergie noire active dans l'expansion de l'univers semble bien exister, assimilée parfois à la densité d'énergie du vide. Elle est à l'origine peut-être de n big-bangs et d'autant d'univers en développement (A. Barrau) en s'opposant au « trop d'agencement » gravitationnel ; l'énergie noire nous traverse en permanence, et gravitation et anti-gravitation s'exercent probablement aussi aux « extra-dimensions » non en vigueur dans notre univers régi par les trois dimensions les plus familières à nos organes des sens.
L'Occident - un temps enthousiasmé par les philosophies indiennes - prit ensuite peur du « nihilisme bouddhiste » (R.-P. Droit, L'oubli de l'Inde, 2004), d'un vide existentiel, néant, perte de sens et de but. Mais la nirriti, force de restructuration / déstructuration, ne soutient pas cette idée: elle est processus de multivers à l'échelle de la pensée humaine, quelque part entre quantique et cosmique. Elle est risque, mais action, dans l'idée du « coup foudroyant » des dadaïstes, du « point de bascule » de M. Eliade, du « point irréductible de suspension » de Y. Haenel (Lignes de risque). Elle permet de penser le néant.
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