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25 mars 2009 3 25 /03 /mars /2009 14:46

... nous n'avons pas sous-estimé ce sentiment d'exister qui ne se sépare pas du dégoût, (...) notre liberté (notre part de responsabilité) n'est rien d'autre que le reliquat de cette nausée. Restent ceux qui se croient à leur place dans la vie, ceux qui n'ont pas mal au coeur - nous avions appris par Sartre leur nom: les salauds.

A. Brincourt, Lecture vagabonde, Grasset & Fasquelle, 2004


copyright J. Sfar



Résumé des épisodes précédents:


1: La pulsion de mort freudienne était composite (mais il est mort avant d'avoir pu s'en apercevoir); elle comprend un composant empathique, contagieux, lien entre nos noyaux primordiaux sensibles à la douleur, et sans doute le lien le plus intense existant entre les vivants; cette composante ancre l'espèce dans une intersubjectivité de la mort9;

2: Le second composant de la pulsion de mort est non contagieux (il ne donne donc pas ou peu de "cas secondaires"), il s'agit du composant agressif, celui de la banalité du mal libéré chez un individu par l'absence de toute intellectualisation, au coeur d'un système totalitaire, qui par ailleurs bride l'empathie: il est le fait d'individus pris dans une toile abolissant la pensée, et non d'une intersubjectivité;

3. La contagion de l'empathie, qu'elle soit considérée comme une technique (ce contre-transfert à priori positif du thérapeute) ou comme une humeur spontanée, n'est que la première phase d'un processus d'accès au non-verbalisé de l'autre, qui sera neutralisé dans un second temps par intellectualisation, et enfin remis en contexte, c'est-à-dire selon les cas rapporté (ou non) à une éthique, ou rapporté à un acte (ou tout-au-moins à son intentionnalité). Au final, l'empathie peut se traduire par une attitude compassionnelle, une fuite, ou un déni de cette contagion initiale par l'autre9.






1. Une analyse chrétienne de la compassion1:
une  force qui oblige (le saint) à se lever



Le monde n'est plus, il faut que je te porte

Paul Celan


C'est une grâce rude, éprouvante, que celle de la compassion qui met au diapason du mystère d'autrui, qui ne laisse plus de repos, qui arrache au confort, force à se lever, à se remettre en marche, à repartir à l'aventure dans l'encore inexploré de la vie7. Se mettre à neuf au monde serait l'aventure humaine, l'accès pleinement à la vie par, avec et pour l'autre passionnément envisagé8, nous dit S. Germain.


Pour Cioran, la compassion "n'engage à rien"; pour Nietzsche:, elle est la "tanière des plus grands dangers", déperdition de vitalité et propagation de la souffrance, médiocrification). La compassion s'opposerait ainsi à "l'affect amour", qui lui est envié, aimé, on aime aimer l'amour, jouir de l'idée que l'on s'en fabrique; on tient la compassion à distance, sous-produit de l'amour. Or il n'en serait rien, nous dit S. Germain:
il y a malentendu sur la compassion, considérée comme larmoiement, passivité déplaisante, mépris; la relation entre compassion et amour est organique, la compassion ne peut être un amour de "pure bienveillance"1, sans attirance ni désir, la charité fraternelle est bien cet amour qui porte la compassion, un amour actif, désinteressé.


"On voudrait être un baume versé sur tant de plaies10", dit E. Hillesum dans Une vie bouleversée (Points seuil, 1995): la compassion livrée ici Agata Zielinski est sensibilité  certes, mais aussi souci d'apporter soulagement à la douleur, souci d'autrui dans un monde blessé, affect qui fait agir, en accord avec une "dialectique de l'action et de l'affection" dans l'éthique, selon P. Ricoeur11. Dans
Soi-même comme un autre (Seuil, 1991), Ricoeur  aborde la "Phénoménologie du soi affecté par l'autre que soi": l'attitude éthique que fait apparaître la compassion est la relation.

La compassion n'est pas affect "passif" c'est-à-dire sans causalité,  "simple" juxtaposition, connexion hindoue de la Karuna (où "l'action vient de surcroît"), mais  elle est dans le monde chrétien et occidental une finalité, une capacité  qui révèle des capacités, se met dans des actes  à visée modificatrice d'un environnement et non enveloppement par lui.




Jean Giono, dans Solitude de la pitié, décrit l'individu à l'allure galeuse  qui met mal à l'aise les autres passagers de la diligence; son regard de douleur écorche les autres et produit "du pus comme une épine"; cette gêne provoque aussi méfiance et autosatisfaction douceâtre des autres voyageurs, vérifiant que leur gros portefeuille est toujours bien à sa place ! Une menace de trouble, causée par l'indigent ! "On" ne peut pas donner, ce "on" incompatible avec l'exercice de la compassion (qui est intersubjectivité, or ce "on" est celui du refus; "on" ne peut pas se salir, prendre de risque (ce "on" en a-pathie, mais il n'y a pas en haine...); tandis que le bon samaritain, lui, dis "je", cette instance ouverte et fragile qui peut être destituée par assaut de peur; seul un "je" dépouillé de narcissisme et oublieux de soi peut exercer la compassion2.


"Non, viens", dit le compagnon à l'autre encore plus épuisé que lui: dans ces deux mots se condensent toute la folie douce, la douleur tenace, la fidélité et la sobre beauté de la compassion, de l'amour d'amitié qui ne confond pas l'autre avec soi-même, mais partage avec lui, absolument, le fait d'exister3.

L'ami n'est pas un autre moi,
mais une altérité immanente dans la mêmeté,
un devenir autre du même. (...)

Giorgio Agamden (sur Aristote)


Un con-sentir qui disloque l'existence. L'amitié en désubjectivation au coeur de la sensation la plus intime de soi (dit encore Agamden). Compassion brûlant au coeur d'une amitié4. Ce qui importe dans l'amitié, c'est d'être là en vie avec l'autre, c'est d'habiter ensemble ce là de la vie: nulle déperdition de vie et d'énergie, donc, mais au contraire dilatation: la co-passion propagerait la vie et non la souffrance5.

Dans une urgence compassionnelle, Georges abat son ami Lennie, meurtrier involontaire,
pour lui épargner la souffrance que la foule en fureur6 veut lui infliger: le mort et le survivant seront-ils à jamais unis ? Mais le lien d'amitié n'est -il pas du domaine du monde des vivants, et  inutile dans la mort, retour en pur lien ? Ne restent-ils pas séparés par la haine des autres, comme "musulmans" et "survivants" dans les camps (P. Levi, Naufragés et survivants), sans plus de compassion entre eux ? Cette survie impossible des isolés,  porteurs de la pierre, et ne bénéficiant pas dès le début d'un "réseau"solidaire ?





Le silence de Lorna (des frères Dardenne, grands lecteurs de Lévinas, penseur pour qui le Moi ne se clive pas de l'Autre lors de son développement): Lorna, immigrée albanaise,  contracte un mariage blanc avec jeune toxicomane belge, puis organise son veuvage "programmé"... qui n'affligera personne, cette mort d'un junkie par overdose... les plus faibles servent les projets des gagnants... cruauté, avidité, argent... mais... tout s'inverse chez Lorna !...  Elle va regarder son visage alors qu'il dort: cette attention qu'elle lui porte change tout, elle découvre une beauté d'être, un droit à vivre. Elle l'a vu tout entier comme visage: impossible de le tuer maintenant. Elle met tout en péril, meurt à elle-même, renait, ayant découvert dans l'autre sa dimension sacrée, fraternellement aimable.



Cet affect nous met dans une proximité singulière avec la souffrance d'autrui, pourtant inatteignable; car la compassion n'est pas tant sentir avec l'autre (empathie) mais répondre à l'appel d'autrui souffrant12: responsabilité, engagement et promesse. Pour Ricoeur, la compassion s'oppose à  la "simple pitié, où le soi jouit secrétement de se savoir épargné", qui est crainte, et unilatérale. La compassion est vulnérabilité intrinsèque du sujet, et pas défaillance, et relève d'un "aveu partagé de fragilité, et finalement de la mortalité" (Ricoeur). Il faut encore distinger l'autre de l'insupportable: la compassion n'est pas simple compréhension, acquiescement à l'insupportable, d'ailleurs la "compréhension" de l'autre sera toujours en retard d'une interprétation; nul ne peut saisir le "tout" d'un autre", il y a assymétrie de la compassion.





2. Retour à l'affect



La compassion nous arrive malgré nous, malgré notre cognitif, notre mental; "La souffrance n'est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d'agir, du pouvoir-faire, ressenties comme une atteinte à l'intégrité du soi" (P. Ricoeur) , et renvoie à la  mélancolie, et plus amont encore, au "fear of breakdown". Je suis saisi, et je ne peux pas faire autrement13; la compassion commence dans l'exposition à la chair douloureuse d'autrui14. Etre exposé corps à corps, par mes sens: affaire de corps, avant que de sentiment: Pathos est "pâtir avec", par le plaisir ou la douleur, modification de ma surface et mon  état intérieur, passivement, je suis vulnérable à un appel15, je "me laisser instruire par l'affect", qui a un pouvoir de révélation de l'état du monde. Mais il s'agit de répondre à cette personne-ci en particulier: autrui nous instruit du monde dans l'instant, et c'est en lui et non dans notre "bonne volonté" qu'est l'origine de la compassion, simple conformation à soi-même à l'occasion de l'autre.  Et la réponse, dans la durée, est encore inconnue de cette chaîne d'instants.


"Sentir, réfléchir, et enfin juger": l'étape de l'effort d'intelligence suit l'instantanéité de la compassion: la compassion rend capable d'un "je peux" qui n'est pas un "pouvoir sur", ouvre, sous réserve d'intentionnalité, à une capacité de soulager la souffrance (compétence), de redonner l'estime de soi (écoute), voire d'accompagner à la dignité de la mort.




3. Conclusion: la compassion inachevée ?


- La compassion est une vertu de l'homme conscient qu'il n'est pas tout-puissant16, et qui nous révèle que c'est la relation réciproque qui nous tient dans l'humain17;

- L'indignation (et l'aspect testimonial) sont dimension sociale de la compassion.



Je ne puis jamais être certain d'avoir non seulement soulagé, mais déjà compris même le manque ou le désir. Peut-être, profondément, ne sommes-nous compatissant que lorsque nous ne le savons pas, à ce stade pré-intellectuel: cette ignorance laisse exister autrui et la gratitude de l'existence de l'autre.







Echange avec Caroline Fourest, L'Evangile selon l'âge de pierre, Le Monde, 21 mars 2009:
"La compassion ne croit pas à l'égalité. A qui faire la charité si celà marchait ?" "Quelle différence entre l'humanisme et la compassion ?" Les ONG , ces bras des Droits de l'Homme, sont-elles dans le registre de la compassion, ou seulement de l'action ? La bonne volonté peut-elle excuser l'incompétence ? Et par-delà, primer même sur l'action, selon Maître Eckard ? Voilà bien sans doute posé le débat "occident / orient". "Parfois le désir de dicter la morale a même dévoré la compassion", rajoute C. Fourest à propos des récents propos de Benoit XVI sur l'IVG ou le préservatif. Mais la morale est bien du registre du dogme, de l'autorité, du surmoi, elle est attitude, droiteur, tandis que la compassion est humeur, penchant, vers; l'attitude - voire l'action - ne viennent que de surcroît. Ceux qui se croient bien droits à leur place, qui n'ont pas la nausée, mal au coeur, Sartre les appelait les "salauds"... C'est le Soi qui compatit, le Surmoi-Institution qui raidit, l'Être-au-monde qui sent: la morale n'a pas sa place dans l'humanisme, Chère Caroline.





Notes
1. Que l'on serait tenté de dire maitri-karuna.
On rejoindrait la nature enveloppante des affects par les rasa, la compassion par exemple enveloppant l'affect douleur, mais n'étant que "simple conformation du Soi" à l'occasion de la rencontre avec l'autre. Mais on est bien dans un concept  occidental, avec une causalité obligée entre bienveillance et attirance, alors que dans la vision indienne, la conjonction de ces affects n'implique pas de "circulation" entre eux.
2. Et bien nous y voilà: la compassion est naturelle et sans pathos en Inde, où le "je" n'est pas encombré du "soi" ...
3. Pas de fusion dans l'empathie, mais une ipséité connectée de deux vivants.
4. Où l'on rejoint la notion d'évidement dans le lien à autrui, développée par M. de Certeau.
5. Par rapport à l'empathie, ce "sentir avec", sans
changement de registre de l'affect, la compassion (empathie pour  la douleur) serait alors propagation  en tant que principe vital ?
6. 
Vengeance collective ou meneur ? Un principe meneur ? Celui de l'avantage à préserver, mis en danger ?  Quelle loi collective ?
7. Cet "encore inexploré de la vie" pourraît être "das Ding" de Freud, ce noyau profond d'altérité...
8. Un Réel en partie démasqué par les humeurs, alors que la simple représentation du visage de l'autre ne permet que l'accès aux couches superficielles de cette image; or le visage de l'autre a des épaisseurs d'histoire qui ne demandent qu'à souffler...
9.
Pour M.-H. Boblet, Voyage au bout de la nuit, un roman de la compassion démocratique ? (Esprit Août-Septembre 2007), l’expérience des tranchées en 1914 fonde la compassion pour le peuple dans le premier roman de L. F. Céline. Mais cette compassion peut-elle fonder une communauté ? Son analyse  du roman souligne l’originalité de cette pitié associée au mépris, de telle sorte que toute idée de justice ou de civilité politique apparaît alors impossible.
10.
Comme M. de Certeau évoque le corps  des mystiques écorché par le langage qui pénètre et repart sans jamais trouver son lieu.
11. ou dans Mysticisme et folie, de J.-C. Goddard, où la seule "mystique active" serait, sur le modèle chrétien, participation à l'acte pur, praxis, attachement à la vie, sorte de "bon sens supérieur" associé à une simplicité quotidienne à l'exemple de Thérèse d'Avila.
12.
"Identifier un problème sans chercher à le résoudre, c'est devenir part du problème", dit l'ONG Greenpeace !
13. Par "miroir central" neurobiologique ? Par rasa sympathique ?
 (la compassion n'a pas le même miroir face à l'animal: est-ce en faveur du processus miroir ? Et/ou existe-t-il des rasa "especes-specifiques" ??? )
14. L'amour, exposition à la chair jouissante d'autrui, fait-il appel à un impossible miroir hétérosexuel ??  Les phéromones sont elles vecteurs biologiques des rasa vers le système sympathique ?
15. Comment cet appel impératif est-il contré ou modifié chez les bourreaux ?? (sublimé chez les quelques pervers, mais chez la majorité des "a-" (pathie, pensée, etc...) ?
16. Voilà sans doute, dans l'illusion de la toute puissance, un des facteurs anti-empathiques de la pathologie des tyrans.
17.
Le "musulman" des camps nazis n'était pas "a-humain" intrinséquement comme certains l'ont "proposé", mais bien par le rejet des autres, qui l'inscrivaient déjà dans les morts, et se fermaient à toute compassion, puisque l'action était devenue physiologiquement inutile. On aurait là un autre mécanisme anticompassionnel, l'impossibilité d'agir, sous réserve que la compassion soit co-extensive à sa conséquence.
18. Une
livraison récente de la revue Etudes (janvier 2009, n° 4101) est consacrée à ces différents modes d'expression de l'empathie et de la compassion: Sylvie Germain, Expression de la compassion, pp 79-88; Agata Zielinski, La compassion, de l'affection à l'action, pp 55-65.

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commentaires

T
Petit coucou... A un blog où j'aime revenir... car il est sympatique ..<br /> A bientôt....<br /> Lorent et ses 2900 trésors les tailleS-crayon...
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P
<br /> merci pour ta sympathie... empathique.... compassionnelle ?<br /> ça se taille, l'empathie, aussi !!!<br /> à nos crayons, donc!<br /> <br /> <br />

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