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10 décembre 2008 3 10 /12 /décembre /2008 16:27

 



YASAS





1. Mort-condensation et mort folie: les philosophes au secours des analystes


Primo Levi, rescapé des camps nazis, annonce d'emblée que son témoignage n'est pas autorisé, car ceux qui ont vraiment vécu l'abîme de la douleur n'ont pas survécu. Mais il décrit ce déporté engagé sans retour vers la mort, que les autres prisonniers dénomment le "musulman" (P. Levi, Les naufragés et les rescapés; voir aussi J. Semprun, Le mort qu'il faut), et que l'on reconnait, plus peut-être qu'à son comportement apparemment résigné, à ses yeux sans regard, opaques, sans éclat, des yeux rideau sur le monde, qui regardent à l'intérieur. Certains psychanalystes ont (abusivement) contesté  l'"humanité" de ceux qui en étaient arrivés à ce stade; or le "musulman" des camps n’est pas  un passage outre la frontière de l’humain (cf. F. Benslama, La représentation et l'impossible, Evolution psychiatrique, n°3, 66: 448-66, 2001), il ne serait qu'une communauté imaginaire des survivants traumatisés, clivés, et qui donne du jeu aux "autres" qui la nomment. Une "mort non-humaine", en dehors de l'espèce, versus une "mort imaginaire" , en dehors du sujet ?? Peut-être touche-t-on là, dans ces catégorisations, ces frontières, une limite de la psychanalyse dans la clinique du trauma, dans l'analyse des situations extrêmes, de la douleur et tout particuliérement de la mort, et des expériences proches de la mort (voir R. Marion-Veyron, Processus primaire ou possession moderne ? Psychothérapies n° 3, 26: 161-6, 2006), et peut-être faut-il faire appel aux philosophes pour resubjectiver la mort:


G. Deleuze forge les concepts, autour de
Bergson, de mort-condensation d'une part, repli, fermeture aux flux d'information qui nous baignent et dont la perception sensorielle est une métonymie de l'univers, et de mort-folie d'autre part, "inflammatoire", par ouverture toujours plus large à ces flux. Toujours selon G. Deleuze et F. Guattari (Qu'est-ce-que la philosophie ?), il y a ainsi deux types de mort (et donc de vie): la mort réactive, repli du corps sur lui-même, et la mort créative par dissipation, ouverture toujours plus large aux flux, jusqu'à s'y dissoudre, et qui mène à la folie: il y a alors effacement de la sélection des images, mais pas des images, c'est la mort en règne achevé de la communication, en pur centre de communication, alors que de notre vivant toutes les perceptions,"atroce et criard tumulte de toutes choses", qui nous traversent continûment et instantanément, ne sont que plus ou moins interceptées. Sans doute alors dans le flot de douleur émanant du patient rescapé, mais traumatisé par la torture ou le camp, sommes nous proches du pôle de la mort-folie, mort-expansion, tandis que le non-survivant, le "musulman", a glissé vers le pôle de la mort-contraction. Selon S. Ferenczi, la fragmentation du sujet, mécanisme de défense et d'adaptation lié aux forces d'autoconservation, pourrait parfois faire place à un abandon total de la maîtrise extérieure et l'instauration d'un état au cours duquel devient concevable de se réconcilier même avec la destruction du moi, c'est-à-dire avec la mort, en tant que forme d'adaptation, délivrance, libération, trouver place dans un état d'équilibre supérieur, peut-être universel.


Le K.O. est la petite mort du boxeur  (France-Culture, 26/01/2009)
Boxe et jouissance: au-delà de la danse, plus intense que les RASA: dans le "forçage"...

2. De l'Inde à la bioéthique: YASAS et la gloire des mourants


"A l'égard de ce malade qui va mourir, il faut user de détachement; il ne faut donc pas, par exemple, lui donner de médicaments, de peur, par exemple, de détruire sa gloire (yasas)".

Caraka Sûtra IX, 26
traduction F. Zimmermann
link

Avec le terme yasas, on aborde une valeur de la culture sanskrite dont nous n'avons plus que le nom, et pas de traduction appropriée. Etymologiquement, yasas, traduit usuellement par "gloire", "ce qui fait la valeur de la personne", est "le rayonnement", "la lumière", "être nimbé de lumière"1...

"Perturber" le mourant par des médications abusives, c'est donc, selon l'Ayurveda, le priver de son rayonnement constitutif, le cliver des flux du monde, dirait Deleuze, le transformer en "musulman", dirait P. Levi...  Celui qui va mourir mis au ban du monde a perdu son "yasas"... Et sans doute les premiers psychanalystes à avoir tenté d'approcher le comportement "autistique" des déportés au bord de l'effondrement interne auraient-ils bien eu besoin d'un terme "a-yasas" plutôt que de celui malheureux d'"inhumanité"... Se contractant sur lui-même, dans une implosion physiologique liée en particulier à la déshydratation par troubles digestifs, le déporté aux portes de la mort n'était simplement plus capable d'émettre le yasas qui relie les êtres...


En termes de bioéthique, la notion de yasas nous interpelle sur les conditons thérapeutiques de la mort lorsque tout espoir de guérison a disparu. Il n'est certes pas justifiable de laisser s'installer la douleur, mais bien, lors de l'administration des antalgiques, de respecter la possibilité de la personne en fin de vie à garder un état de conscience compatible avec le maintien du lien entre tous les vivants, de préserver la gloire, la dignité du mourant lors du passage.



Vois la brûlure que fait en ce monde l'instant d'avant les choses
tu es la pensée de cet instant et sa chair hélas,
Il n'y aura plus jamais de place pour toi entre la folie de l'oubli et la folie de toutes les flammes

Joë
Bousquet
Suite
 in
La Connaissance du Soir
Poésie/Gallimard, 1981



1. La chrétienté, elle, parlera d'"odeur" de sainteté au moment de la mort. Etonnant retour à l'odeur dans une culture qui la refoule; tout comme peut étonner le "rasa" visuel de mort dans l'Inde, visuel au moins dans sa terminologie (brillance), car ce sens est indirect, médiat, contrairement au toucher, au goût et à l'odeur; sans doute seule l'expérience (ici de la mort) permet-elle une vision directe, libérée de la représention et donc du temps. La brillance est bien une vibration lumineuse directe, et pas une image intellectuellement élaborée.








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