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1 décembre 2008 1 01 /12 /décembre /2008 19:51
Docile à l'appel d'un arome,
D'un rayon ou d'une couleur,
L'atome vole vers l'atome
Comme l'abeille vers la fleur


Théophile Gautier
Affinités secrètes
(madrigal panthéiste)



RASA




Le RASA est le suc formé dans le corps vivant à partir de toutes les substances assimilées par la digestion; il provient en particulier des plantes, qui utilisent les cinq grands éléments (MAHÂBHÛTA: Eau des pluies, Terre, Feu, Vent, Ether-espace). Le RASA est aussi l'une des six saveurs, déterminée par combinaison de ces cinq éléments. Le soleil capte le RASA, la lune le restitue

(F. Zimmermann, La jungle et le fumet des viandes, link)





Mais RASA signifie aussi le fluide vital qui véhicule les émotions, dont le plaisir esthétique:


Il s'agit d'un état subjectif du lecteur ou de l'auditeur par lequel les émotions dormantes qu'il est en état d'éprouver sont  réveillées au contact de l'oeuvre (littéraire), et lui procurent une sensation de plaisir, de volupté. A l'origine du RASA s'exerce une sorte de transfert, l'auditeur recréant pour son propre compte, ou reçoit en lui, l'expérience originale du poète, mais cette expérience ne devient RASA que si elle revêt la forme d'un sentiment universel, impersonnel, pour ainsi dire abstait (L. Renou, L'Inde classique; M.C. Porcher, RASA, in L'Encyclopédie Philosophique Universelle, Paris, PUF, 1990).



On est bien proche alors de Deleuze et Guattari, qui proposent que ce qui se conserve, dans l'oeuvre d'art, est un bloc de sensations, indépendant de ceux qui l'éprouvent, autonome, un être qui excède tout vécu, une vie du paysage. L'artiste ne fait que révéler des forces qui ne sont pas les siennes, mais avec lesquelles il est en extrême contiguïté, quelque chose se passe de l'un à l'autre. Ces blocs de sensations forment notre maison, cet intermédiaire (citta) entre notre corps et l'univers, et lien possible, par la géométrie vivante de l'art, à la vie non-organique ( Ω = log Os). (D. et G., Percept, affect et concept, in Qu'est-ce-que la philosophie ?)




La poésie devient la physique du langage, elle s'efforce de dire sans personnages, elle est au-delà du style:



Il faut que dans le vers chaque mot soit à sa place,

comme s'il y était déjà depuis mille ans,

mais que le lecteur l'entende pour la première fois.

C'est très difficile, mais quand on y parvient, les gens disent:

"C'est de moi qu'il s'agit. C'est comme si c'était moi qui l'avait écrit".


Anna Akmatova

citée par J.-B. Para,

in L'horizon est en feu, Poésie/Gallimard, 2005

 



Quand on y parvient, alors...


(Commentaire également de J.-L. Backès dans sa présentation de Requiem, de A. Akhmatova, Poésie/Gallimard, 2007)


...Dans la voix du poète,comme dans celle du musicien, le monde est devenu plus ample. Il n'en existe pas moins, d'une existence plus réelle. On y souffre. On y goûte la lumière. On y entend le loriot. On y voit des arbres.

On sait, on veut avec passion.


 

R. Schechter, dans la revue TDR (Rasaesthetics, 2001, 45: 27-50) développe sa théorie de l'émotion: dans la théâtralité grecque et occidentale, basée sur le "voir" et sur "l'entendre", et donc sur une distance, une distanciation panoptique, une perception élaborée par des spectateurs à partir d'un jeu des acteurs; l'art total indien (danse-théatre-musique) repose quant à lui sur un contact direct et immédiat entre les corps, par le rasa:


 

Rasa is sensuous, proximate, experiental; it is aromatic, fills space,

joining the outside to the inside.

 

 


Le suc rasa participe à la fois du mouvement de l'aliment composé (ou du parfum) et de celui de la salive, entre l'intérieur et l'extérieur du corps. L'oralité est caractéristique fondamentale du rasa, première étape vers la viscéralité, le corps, le long d'un axe " snout-to-belly-to-bowel". La face (et son intrication du goût, de l'odorat, de l'audition et de la vue et du toucher, centrés sur le contact buccal) plutôt que l'utilisation élective de l'un ou de l'autre des sens spécialisés: le rasa, c'est "goûter l'émotion".

 


Le but de la "performance rasique" est d'étendre le plaisir ou l'émotion, la saveur aux participants. Il y a huit Rasa: désir, gaieté, pitié, colère, énergie, peur, dégoût, surprise... et un neuvième, SHANTA ou béatitude, lumière blanche qui pourraît être une balance parfaite de tous ces rasa.


 

Dans la performance théâtrale, l'émotion atteint a une objectivité et réside dans la sphère sociale, interindividuelle, et non plus privée comme le sentiment (feeling), simple résultante d'un exercice de "mémoire émotionnelle subjective": le rasa véhicule l'émotion en court-circuitant la représentation et la mémoire, ces instruments de la MAYA !!* Il s'agit en quelque sorte, en refaisant parler le corps, de le libérer de sa domestication, le corps de l'enfant occidental perdant progressivement à l'école et dans la société la faculté de ressentir directement les perceptions "brutes", couleurs, etc... Le corps en action est considéré dans son rapport à autrui (voir empathie) et non plus observé comme un objet; il est saisi de l'intérieur par l'émotion-action, et non analysé à distance par la vue.

 



Le Rasa est "manageable" et Schechter a développé une "rasabox", méthode d'apprentissage de communication des émotions, à destination des élèves comédiens: il y a une "éducation" possible au rasa, et on rejoint la toutes les écoles des arts martiaux, de méditation, du Chi, etc... D'ailleurs la base physiologique de cette émotion viscérale pourrait être dans le système nerveux autonome associé au tube digestif (système sympathique). Le yoga de la Kundalinî en particulier attribue une importance centrale au NABHI MULA, "roots of the navel', chakra situé à mi-distance de l'ombilic et de l'anus. R. Schechter fait l'hypothèse d'une action directe du système rasique sur le système nerveux entérique. Le Rasa est toujours dans cette dimension de l'oralité, de la digestion, de l'excrétion d'un suc qui unit,les corps (à la façon dont A. Arthaud concevait le théâtre), d'une huile essentielle qui agit sur les corps, qui fait partager l'émotion:



A paradox emerges: by doing deeply into the intimate details of a particular body, we can go beyond that particular body, past the mundane personal/psychological realm to a transpersonal realm, even a mythic realm.**

 

 

 (Voir aussi ce très beau site sur la danse indienne
 et ses développements sur le RASA: lien)

 



Par les humeurs qui véhiculent les émotions, devient possible la MAITRI, l'amitié pour tous les vivants (terre des oms) et la SÂTMYA, l'appropriation du milieu à soi-même. Notre maison, espace intermédiaire, devient un chez-soi mobile, humoral, un voyage perpétuel par les failles et les marges, qui nous irrigue au Soi cosmique, à l'Âtman/Brahman, ce "self profond", absolu.

 

 

 




*Pour F. Zimmermann, la théâtralité est une manière spécifique d'être au monde à laquelle il faut reconnaître deux dimensions principales: d'une part le corps vivant "in performance" (à laquelle se rapporte la théorie de "Rasaesthetic") mais d'autre part le rapport à Autrui comme partenaire sur le grand théâtre de la vie, monde de la Mâyâ, théâtre des illusions vivantes (cf. la gestuelle codifiée, l'emploi des masques ou de maquillages, etc.), mise en scène de la présence d'Autrui dans le monde des vivants.

 

** On rejoint là tout-à-fait les expériences de "yoga cellulaire" de Mère, compagne de Sri Aurobindo, voire celles de "passage du bocal mental" de Satprem, son disciple...


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commentaires

Y
<br /> questionnement intérieur...peut-il y avoir apprentissage de ce qui est "endogène" à une culture, cette modalité de "l'être avec" peut-il devenir transculturel? ou doit-on rencontrer l'autre dans<br /> son propre champ de langage?<br /> <br /> face à ces questions, demeure comment accueillir, celui dont le trauma primordial fut le non accueil, recouvert par le nom inscrit sur le registre...<br /> <br /> <br />
Répondre
P
<br /> <br /> Dans "mon" modèle simpliste, le langage est construction (de l'espèce et culturelle), le rasa est émotion universelle atteinte par l'art (etc...), et le "tuning empathique" atteint lui à<br /> l'"endogène de l'endogène", "Das Ding", le primordial/douleur, le sans-forme, la Cora, etc... Bref je ne suis pas convaincu par l'ethnoPsy, et on peut travailler sans traducteur dans le champ du<br /> trauma... passer sous ces couches, justement.<br /> <br /> <br /> <br />

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