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19 mars 2009 4 19 /03 /mars /2009 17:09
Trois strates (inflammation, mort, psychose),
deux directions pour mourir,
un karma et le balancier de la douleur:

la cellule et le moment condensation / expansion de G. Deleuze
 




 
 
1. Biologie cellulaire:  l'inflammation est à l'origine de la douleur tissulaire, et la mort cellulaire en est le régulateur
 

Il y a deux types de mort cellulaire, d'une part la nécrose, mort secondaire à une agression de la limite cellulaire, et qui entraine l'augmentation osmotique du volume de la cellule, par afflux non régulé de liquide extra-cellulaire, conduisant à l"explosion inflammatoire" de la cellule, avec libération dans son voisinage de médiateurs de l'inflammation; d'autre part l'apoptose (ou mort cellulaire programmée, ou "suicide cellulaire"), orchestrée de l'intérieur de la cellule, avec condensation de la cellule sur elle-même, puis implosion avec libération de fragments cellulaires condensés, sans libération des composants intracellulaires qui restent isolés dans ces corps apoptotiques, qui seront digérés par les cellules phagocytaires voisines: l'intracellulaire reste  toujours interne dans ce processus. Entre ces deux types de mort, c'est l'origine du stimulus (la perception de l'agression aboutit activement à l'apoptose, l'agression per se à la nécrose passive12) et aussi le devenir de la cellule fonctionnellement morte (phagocytose avant  ou après la perte d'intégrité des cytomembranes) qui sont les véritables frontières fonctionnelles entre mort programmée et mort par nécrose primaire.  La phagocytose des corps et cellules apoptotiques, véritables "têtes réduites" en volume, permet l'évacuation des substances inflammatoires sans qu'elles puissent être activées; qui plus est la mort par apoptose n'est pas le dernier acte du processus  car  elle assure la "mémoire immunitaire", le "karma", des cellules mourantes11: en effet des motifs antigéniques provenant des corps apoptotiques phagocytés vont être exprimés à la surface des cellules phagocytaires, et ainsi les cellules mortes continuent à influer les interactions cellulaires au sein de l'organisme: la mort par apoptose est un mécanisme actif de nos défenses  immunitaires (elle permet par exemple l'activation de cellule CD8 spécifiques qui vont dès lors être capables de détruire des germes jusque là hébergés à l'état latent dans la cellule10). Par ailleurs, la mort par apoptose est également processus anti-inflammatoire, s'exerçant principalement sur les cellules produisant les médiateurs de l'inflammation les plus puissants8. Ainsi cette mort "physiologique" est-elle un principe homéostasique fondamental au niveau cellulaire et tissulaire9.



 
2. Deleuze: les deux morts du sujet sont deux directions du vivant
 
Dans le concept du vivant proposé par G. Deleuze (à partir de la théorie de la perception pure de  Bergson, où la perception est métonymie et non  métaphore de l'environnement),  le sujet est défini comme un lieu où les flux (de l'environnement) ne passent plus de façon totale et sans discrimination1. Chez le patient traumatisé (devenu "poreux" par le clivage traumatique), ou dans la déréalisation psychotique, toutes les perceptions, atroce et criard tumulte de toutes choses, traversent au contraire continûment et instantanément le sujet: c'est la mort-folie, inflammatoire, par ouverture toujours plus large aux flux, jusqu'à y basculer2. Le sujet a dans une direction un devenir actif, par augmentation du passage des flux dans le corps, et dans l'autre direction un devenir réactif, qui augmente la puissance de désintérêt par diminution des interceptions; désintérêt progressif pour le flux, rétraction, d'un côté ("mort apoptotique"); interception douloureuse du flux, vers la communication pure, l'absence d'interface, de l'autre ("nécrose inflammatoire"). Penser sera se maintenir "ouvert-fermé"7 aux flux: penser, c'est demeurer un vivant structuré, quoi qu'ayant éprouvé la déstructuration naissante de nouveaux flux.

 
Tantôt les forces se laissent sélectionner par le territoire (la chair),
et ce sont les plus bienveillantes qui entrent dans la maison.
(...) Tantôt elles s'abattent sur le territoire et le renversent, malveillantes,
restaurant le chaos d'où il sortait à peine3.

 
3. Balance condensation / expansion: la douleur des traumatisés
 

Dans le mouvement de balancier de la douleur, si souvent observé chez les patients souffrant de syndrome post-traumatique, entre un chaos psychique douloureux d'idées invasives, images terrifiantes et ambiances qui replongent dans l'arène traumatique, versus une condensation de la douleur dans un organe focalisé, on peut considérer que la douleur viserait à éviter le retour, le cauchemar, du souvenir douloureux. Dans l'abord d'un  sujet rescapé de situations extrêmes (camps, torture, attentat, etc...), on se trouve soit sur le versant "douleur" de la mort, qui peut circuler  d'un côté vers l'inaccessible de la condensation, du trou noir de douleur (le "musulman" des camps nazis, au comportement autistique, psychologiquement et physiologiquement déshydraté, se condensant sur lui-même, ainsi dénommé par les autres déportés parce qu'ils le considéraient engagé irrémédiablement vers la mort-renoncement), soit dans l'autre direction vers le "big-bang immano-mystique bergsono-deleuzien", expansion de la limite du sujet vers le chaos entropique de l'environnement. Le traumatisé, le rescapé, le survivant, par leur dissociation, ont pu échapper  à la condensation totale par la douleur, en possédant certes des noyaux organiques autour desquels gravite une atmosphère criarde, instable système subjectal tiraillé entre expansion et rétraction. Le clivage du traumatisme conduit à la fois au "musulman" et à sa rétraction douloureuse sur le corps-condensation, et au mystique qui s'enfle à l'océan-folie par l'inflammation psychique6.
Il y a  chez le survivant une ouverture du sujet sur ces domaines si humains de la mort, un saut dans le fonctionnement qualitatif et non une simple dérive quantitative par rapport à la normale, suivant G. Canguilhem, mais aussi P. Levi, recapé des camps nazis, qui a critiqué l'approche psychanalytique de la pathologie des survivants4:


 
Leurs mécanismes mentaux étaient différents des notres (...).
Tous souffraient d'un trouble continuel qui empoisonnait le sommeil et qui ne porte pas de nom.
Le définir "névrose" serait réducteur et ridicule.
Il serait plus juste, peut-être, d'y reconnaître une angoisse atavique,
(...) l'angoisse inscrite en chacun de nous du tohu-bohu,  de l'univers désert et vide,
dont l'esprit de l'homme est absent: ou pas encore né ou déjà éteint5.
... où l'on retrouve S. Ferenczi, pour qui la fragmentation, mécanisme de défense et d'adaptation lié aux forces d'autoconservation, pourrait parfois faire place à un abandon total de la maîtrise extérieure et l'instauration d'un état au cours duquel devient concevable de se réconcilier même avec la destruction du moi, c'est-à-dire avec la mort, en tant que forme d'adaptation, délivrance, libération, trouver place dans un état d'équilibre supérieur, peut-être universel6.  Mais si le naufragé choisirt peut-être entre son type de mort, le sujet survivant, lui, devra lui rejointoyer son "musulman" à son "mystique"...


 
Cette hypothèse sur le processus en balancier de la douleur entre un pôle de condensation et un pôle d'expansion, et les analogies avec le concept deuleuzien d'interception des flux, ainsi qu'avec la mort cellulaire apoptotique ou inflammatoire, sont développés dans: E. Ledru, Exil: la douleur et le spectre de la dispersion, Mémoire de mastère en psychanalyse, Université Paris VII, Pr. F. Benslama, 2008.  
Une revue de la littérature sur le "karma immunologique" de la cellule apoptotique se trouve dans la thèse de doctorat d'université en immunologie du même auteur, Paris VI, 2002.
 
 
 
 
... Cette invariance d'échelle entre le niveau cellulaire et le niveau subjectal, quant aux processus inflammatoires, douloureux et de mort, contribue à proposer l'hypothèse de la nature fractale de l'enveloppe du vivant, limite sensible  et dynamique vie / trauma / folie ...
 
 
 

Nous sommes nous-mêmes fragmentés et polyphoniques (Alexander Kluge)

 
 
 
 
Notes
1. Q. Meillassoux, Soustraction et contraction. A propos d'une remarque de Deleuze sur Matière et Mémoire, Philosophie n° 96, hiver 2007, p. 67-93
2. Comme dans le délire de négation de Cotard, où "le monde entier est mort", les organes internes niés, avec sentiment d'immortalité et soufrance sans fin, par exposition du corps vide à tout l'univers
3. G. Deleuze & F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Paris: Les éditions de minuit, 1991
4. La psychanalyse qui veut, selon P. Levi, utiliser dans les situations extrêmes "les théories de la géométrie plane à la résolution des triangles sphériques"...
5. P. Levi, Les naufragés et les rescapés
6. "Décorporation" de la fragmentation suivie d'intégration d'un état d'équilibre supérieur " semblent proches des témoignages de patients ayant expérimenté des états proches de la mort (NDE).

7. J.-L. Nancy, L'intrus
8.
Ledru E. et al., Differential susceptibility to activation-induced apoptosis among peripheral Th1 subsets: correlation with Bcl-2 expression and consequences for AIDS pathogenesis. J Immunol. 1998;160:3194-206.
9. Outre son rôle régulateur de l'inflammation, l'apoptose façonne l'organisme, en particulier lors de l'embryogénèse, éliminant sélectivement certaines cellules, et inscrivant alors le temps dans le vivant, comme dans une sculpure, selon la métaphore d'I. Prigogine, reprise par J.C. Ameisen; la mort physiologique est ainsi le contrepoint deleuzien sur lequel le vivant s'adosse, le chaperon du biologique; la nécrose quant à elle est mort agressive, dissipative, extensive, arrêt de la fonction vitale, arrêt du temps physiologique, processus de désubjectification, de fusion du vivant et de l'organique dans un chaos entropique, et angoisse de l'inflation mystique.
10. On retrouve chez G. Simondon ce "poids individuant" de la mort: L
’individu n’est pas pure intériorité : il s’alourdit lui-même du poids des résidus de ses opérations ; il est passif par lui-même ; il est à lui-même sa propre extériorité […]. En ce sens, le fait que l’individu n’est pas éternel paraît ne pas devoir être considéré comme accidentel ; la vie dans son ensemble peut être considérée comme une série transductive ; la mort comme événement final n’est que la consommation d’un processus d’amortissement qui est contemporain de chaque opération vitale en tant qu’opération d’individuation ; toute opération d’individuation dépose de la mort dans l’être individué qui se charge ainsi progressivement de quelque chose qu’il ne peut éliminer ; cet amortissement est différent de la dégradation des organes ; il est essentiel à l’activité d’individuation (cité par J.-H. Barthélémy in Du mort qui saisit le vif, sur l’actualité de l’ontologie simondonienne, 2007).
11. Cette expression de "karma cellulaire"semble tout droit sortie de l'Agenda de Mère et pourrait l'être, dans la mesure ou le "yoga cellulaire" est à la philosophie d'Aurobindo ce que la cytologie et l'étude des médiateurs intercellulaires sont à la médecine: une descente dans un corps sans organe dans lequel les humeurs, produits par les cellules, assurent l'homéostasie du milieu intérieur (voir par exemple l'ouvrage de physiologie de Rieutort: Les cellules dans l'organisme). L'expression "karma cellulaire" a été proposée par l'immunologiste Larsson et ses collaborateurs en 2001 dans leur publication dendritic cells resurrect antigens from dead cells, Trends in Immunology 22:141-8
12. Boise and Collins, 2001

 
 
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commentaires

W
Texte très intéressant au plaisir de vous lire.
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P
<br /> merci beaucoup, et à bientôt sur paris-philo !<br /> <br /> <br />

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