Où l'on s'interroge:
Une voie de l'hindouisme au sensationnisme pessoen, via l'occultisme ?
Ou bien des "percepteurs criblés" dans toutes les cultures,
en route vers la réalisation divine: les "mystiques" ?
Ou une voie originale du sensationnisme ?
Parcourir tous les modes du "sentir"1, filtrer, raffiner: un manuel pour, d'abord, apprendre à rentrer en torpeur, et ensuite à se concentrer sur l'infiniment petit où flottent les sensations des choses minimes, que l'on grossira, isolera: une analyse mais en amont de l'émotion, en amont de la représentation tout-au-moins. Faut-il capter une perception pure ? Une humeur animale ? En se concentrant sur le minime, on atteint à l'instant, on se libère donc du temps de la mémoire, de l'émotion, de la représentation; on recherche une connexion instantanée par les sens, cette jouissance du corps à l'objet.
Par cette "torpeur", échappée initiale à la représentation, nécessaire à l'abstraction, et qui est bien un phénomène intellectuel négatif que ne renierait sans doute pas A. Green16, le premier pas est donc de sentir de façon extraordinaire et démesurée les choses minimes. Pour ce faire, les sensations charnelles (toucher, gout et odorat) autorisent le continu, tandis que la vue n'offre que le discret, le discontinu, le distancié, alors que nous ne vivons pas dans un monde discontinu, bien que perçu comme tel: la maya est solution de continuité des sensations.
Cette proximité au monde, seules les sensations charnelles la sculptent2 contre la conscience; il s'agit de pouvoir rendre la vision intérieure, l'ouïe du rêve, récepteurs et tangibles en tant que tournés vers l'extérieur (...). "Une fois ces limites abolies, un espace unique se constitue (...): ce qui apparaissait auparavant comme intérieur (une émotion) se donne maintenant à l'"extérieur" (visible) dans une forme"3; "en émergeant jusqu'à la toucher", la sensation sculpte sa proximité avec l'objet contre la conscience. Véritable contrepoint deleuzien de la conscience, la sensation connecte l'objet au sujet; elle est la limite mouvante, d'une sensation l'autre, entre sujet et objet. Et la conscience-forme du sujet s'offre à son tour en contrepoint de l'inconscient; ces formes nous deviennent perceptibles par la concentration10. "La conscience en milieu filtrant et réducteur du sensible", véritable filtre deleuzien du sujet-interception baigné dans le chaos8, processus intellectuel qui travaille en polarité avec la passivité subjective. La nature même de la conscience est d'abstraire; elle est notre forme, notre filtre à l'environnement. La conscience intensifie la sensation, elle perçoit la forme de la sensation, sculptée à l'objet: elle est organe des sens: Manas est l'analyseur de sensations. La sensation imprègne tout le champ de la conscience: l'angoisse transforme le monde en monde angoissé, la douleur envahit et devient douleur de la conscience, abstraite, et non plus douleur de la chair: elle grave dans la conscience son rythme, sa pulsation, sa densité, etc...9
Intellectualiser la sensation, c'est en abstraire un profil, ce "lien mélodique" qui unit le matin, le printemps et l'espoir, et qui mène à l'image, au rêve, à la littérature. Ce lien est communicable, transporte la sensation primitive et ses différents contenus émotionnels.
La réflexion de la conscience sur elle-même est réalisée par le langage, conscience de la conscience de la sensation, et le rêve en est une étape, chemin de la sensation (Réel) vers l'image et enfin les mots symboliques11:
"Rêver c'est apprendre à sentir avec les mots"
Non seulement je vois les figures et les décors de mes rêves
avec un relief étonnant et troublant,
mais je vois aussi mes idées abstraites avec un identique relief,
ainsi que mes sentiments humains,
mes impulsions secrètes, mes attitudes psychiques devant moi-même.
On peut alors croiser les sensations: vue et ouïe peuvent alors devenir aussi immédiates que odeurs ou toucher; car les sensations millimétriques favorisent l'entrecroisement des sens (cf. la synesthésie); l'intersection de l'espace intérieur et extérieur se fait par la part la plus abstraite de chaque sensation, dans la gamme allant de la vue au toucher. Les vitres de l'église vues de dehors sont le son de la pluie entendu du dedans. Cette abstraction4 des sensations est centrale dans l'esthétique de Pessoa (et il se démarque ainsi du symbolisme); elle permet de rendre "charnelle" la vision, de "toucher" l'objet extérieur et de l'intégrer ainsi dans l'espace "intérieur" du corps: il ne s'agit pas d'un art de la métaphore, mais d'une expérience en amont du travail littéraire.
Il s'agit d'une doctrine esthétique de la conscience: dans le sensationnisme pessoen, c'est la conscience qui réalise cette abstraction de la sensation. Le fondement de tout est la sensation, on passe de l'émotion simple à l'émotion artistique par un processus d'intellectualisation en deux phases:
(1) conscience de la sensation (qui est déjà en elle-même transformation, formation d'une empreinte);
(2) élaboration du pouvoir d'expression.
Voilà bien la réponse à ma "crise de blog" !!! Pessoa intellectualise les rasa, intellectualise l'émotion pour produire l'esthétique; il court-circuite bien, initialement, la représentation de la perception, mais pour disséquer, analyser la sensation, puis l'intellectualiser c'est-à-dire la réinjecter dans le circuit cortical: le sensationisme est un ralentisseur, un démodulateur de l'appareil perceptif, nous laissant le temps d'une remodulation dirigée (voir Bergson sur les rythmes; cf. Meillassoux) avant de la livrer à la toute puissance de la représentation, au formatage de la mémoire); il ne livre pas finalement la sensation au stéréotype de l'espèce. Outre cette intellectualisation (ou bien est-ce part du même processus ?), l'empreinte propre à une émotion est mise en relation combinatoire avec une multiplicité d'autres sensations.
Un coucher de soleil est un phénomène intellectuel parce qu'il est abstrait.
On ne baignerait donc pas dans le sentiment océanique, perception unifiée du tout, mais on dirigerait son intellect vers l'émergence d'une réalité esthétique déterminée par notre capacité de catabolisme puis de remétabolisation de la sensation; il s'agit bien dès lors d'un procesus créatif, créateur de Réel, et non d'un "lâcher prise" face à l'entropie; une sorte de "troisième voie" entre un "dessein intelligent" de Gaïa et la prison de la représentation au sein de l'ego. L'art, par cette réflexion de la conscience, crée en même temps une réalité nouvelle12, perception / sensation / intellectualisation / réalité nouvelle / perception / etc..., dans un processus continu. "Double mouvement, du bas vers le haut - de la sensation à l'abstraction - et du haut vers le bas - de l'idée vers l'émotion. (...) La "réalité abstraite" que crée l'art15 possède à la fois l'extériorité et l'intériorité"6. L'art est une action13 abstraite de rendre concrète l'émotion; tandis que la philosophie est statique, l'art est dynamique.
On retrouve ici la même organisation ternaire, deleuzienne et sensationniste, du Réel, composite d'objet, de sujet et d'abstrait (percept, affect et concept; cf. triade os, moelle et parole, ou vâx, etc...).
Pessoa distingue la sensation (avec sa composante objective, et son aspect subjectif, affectif) de l'émotion (source de la composante affective de la sensation) et du sentiment (permanence, consciente ou inconsciente, de l'émotion). Il y a un espace plus ou moins grand entre l'objet et la sensation, espace rempli de l'émotion subjective. Pessoa définit les six faces du cube de la sensation (l'objet dont on prend conscience à ce moment là; les idées objectives associées à cet objet (le souvenir); les idées subjectives associées à cet objet (état d'esprit à ce moment là); l'univers extérieur; la conscience; la personnalité). On est bien à distance de la perception pure; mais les sensations minimalistes permettent ces contacts élémentaires et la mise en forme de la sensation. Cet espace de la sensation est une matière à sculpter, une limite dynamique, potentielle, du sujet.
La sensation a bien une face extérieure objective, du côté du somatique et de la science, et une face intérieure subjective, sur le versant de l'émotion et de l'humeur. La sensation permet d'abord la montée vers l'abstraction, la psyché, le manas, par l'art qui est connexion instantanée à la réalité, et enrichissement de la "réalité de cette réalité". Il y a jonction - le mot est lâché - de l'extérieur et de l'intérieur au moyen d'une forme sculptée contre la conscience. La sensation est l'unique réalité du sensationnisme.
L'émotion gagne un "relief", une marque, une inscription, dans la conscience; la conscience étant le "milieu filtrant", la perception ultérieure par le sujet en sera altérée. Ainsi, l'art et la beauté participent au processus d'expansion du sujet, c'est-à-dire à l'augmentation progressive des interceptions du monde environnant, par modification de l'état de conscience.14 - Ce sont bien les voyants (rishi) qui font et organisent le monde - Ce processus est esthétique plus que psychologique.