16 décembre 2008
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Pour François Dagognet, au cours de l'évolution l'animal s'est retourné.
1. Un "flip-flop" encore partiel
Flip-flop: le squelette solide derrière lequel l'organisme se barricadait a été remisé au centre, et la sensibilité mise à la surface, la peau en cerveau périphérique. Prémisses d'une métaphysique à allure topographique: un dehors n'existait pas sans un dedans. "Dès lors, la douleur communique l'invasion au centre: pas de solution de continuité entre extérieur, peau, psyché". Le toucher, contact avec l'objet, devient le premier de nos sens, tant chronologiquement que hiérarchiquement; "nous n'habitons plus à l'intérieur d'une carapace, d'une coquille, mais dans ce carrefour des informations, des influences et des reconnaissances", nous dit encore F. Dagognet.
S'y implante, en cette peau, l'immunologie du moi; s'y exhibe ses particularités, formes, odeurs, couleurs. Et ce cutané reste l'appareil le plus intérieur, dans la mesure où il participe de tous les autres. Sur cette bande le vivant défend sa maintenance: la mer intérieure n'existe que par ses rivages. Léchage des nouveaux-nés, peau-à-peau. Plus tard, par le langage, on pourra même toucher le psychisme autrement quen touchant le corps. Des chevaux de Troie, aussi: infection, inflammation, blessure. La peau bouge des deux côtés. Les lignes se perdent. Kafka chercha partout un refuge et ne cessa de subir le drame d'une enveloppe impossible, menacée, torturée: Le terrier rempli de bruits colle à son être, perte de sa forme dans La métamorphose, perforation de la peau et perte du soi dans La colonie pénitentiaire. Nous devenions un sujet en degré zéro de la limite. Avec ce paradoxe cependant que notre limite somatique qui a gagné en souplesse devient limitée en taille au cours de la croissance, régie par l'allongement linéaire génétiquement déterminé de l'endosquelette, tandis que la taille des invertébrés porteurs d'un exosquelette, elle, évolue ad libitum au cours de leur existence, au rythme de mues successives ou de phases de croissance concentriques...
Nous vivons sur une grève, entre ciel et mer.
Nous sommes des êtres protoplasmiques,
nos parties charnues sont à l'extérieur (...).
A chaque nouvelle blessure on apprend la sensation particulière
à la parcelle de corps concernée. Elle s'éveille.(...)
Chaque endroit de son corps où l'on se blesse
ajoute un pan de plus à la conscience qu'on a des choses.
On devient plus vivant.
Et au bout du compte, une fois qu'on s'est blessé partout, on meurt.
A. Dillard, L'amour des Maytree
Nous sommes des êtres protoplasmiques,
nos parties charnues sont à l'extérieur (...).
A chaque nouvelle blessure on apprend la sensation particulière
à la parcelle de corps concernée. Elle s'éveille.(...)
Chaque endroit de son corps où l'on se blesse
ajoute un pan de plus à la conscience qu'on a des choses.
On devient plus vivant.
Et au bout du compte, une fois qu'on s'est blessé partout, on meurt.
A. Dillard, L'amour des Maytree
F. Dagognet apporte donc sa substrate au mille-feuilles deleuzien (deleuze et les flux absolus entre les strates), en "haut" de la strate du vivant , vers "l'essence humaine". Mais tout là-haut, alors, de notre animal ? Pourquoi le cerveau interne s'enveloppe-t-il toujours d'une carapace ? Un nouveau saut évolutif reste-t-il à franchir, corrélatif demain d'un nouveau "saut de conscience" ? (Teilhaurobindo de Chardin)

Notre exposition sensitive est encore partielle: persiste une barrière au monde, le système nerveux central est toujours doublement isolé par sa boîte minérale, doublée d'une limite cellulaire étanche au sang (la barrière hémato-encéphalique, qui isole le système nerveux des échanges humoraux et en fait un "sanctuaire"... du Soi !). Seul contact direct peut-être, prometteur: l'oeil, la rétine, pure émanation embryologique du système nerveux central.
- F. Dagognet, La peau découverte, Paris: Les empêcheurs de penser en rond, 1993
2. L'os est notre océan primordial
Les composés biominéraux sont de plus en plus reconnus comme une non-limite entre la chimie inorganique et la chimie organique. Ils comprennent le carbonate de calcium de la coquille des mollusques, de la carapace et des gastrolithes des crustacés, des coquilles d'oeuf d'oiseaux; la silice de l'exosquelette des diatomées; l'aragonite des barrières de corail, et l'hydroxyapatite (hydrophosphate calcique), composant majeur de l'os, de la dentine et de l'émail dentaire des vertébrés (d'autres squelettes sont organiques par contre, comme la chitine des insectes).
Le cycle du calcium débute par la désagrégation de roches silicatées, d'origine éruptive, qui permet la libération d'ions Ca++, transportés par les rivières jusqu'aux océans où ils sont incorporés par les bivalves, les crustacés, etc... Lors de la sédimentation des débris de ces animaux, il y a reformation sur les fonds océaniques de silicates de calcium, roche qui redevient part intégrante de la croûte terrestre, etc... Et c'est plus tard par l'intermédiaire des plantes (dont la composition en calcium varie de 0,2 à 3,5% de leur poids sec), qui l'extraient de l'eau, puis du lait des herbivores, que l'homme absorbe le calcium. De la pierre à l'os en passant par la coquille-carapace, l'os relève donc de notre océan primordial, et persiste, interface dans notre" thanatosphère" (Ω = log Os).

Les deux formes inorganiques (minérales ? la nature minérale de l'eau fait débat; les chaînes carbonées sont organiques, mais le CO2 inorganique) principales qui nous composent sont l'eau et l'e calcium. L'eau, cette substance unique par son mode ternaire d'existence à l'état naturel sur terre (solide, liquide, et gazeux) et son double paradoxe de l'état chaud plus dense que l'état froid, du solide moins dense que le liquide. L'os, ce matériau biocomposite naturel (link) avant l'heure des nanotechnologies, ce calcaire armé (sur fibre cellulaire) qui nous est spécifique, et ce lien à notre poussière minérale à venir. Or il se trouve que l'eau dissout tout ce qui traîne (S. Balibar, Je casse de l'eau et autres rêveries scientifiques, Le Pommier, 2008)... Se résume ainsi d'une certaine façon notre vie inorganique, l'os étant notre minéral privé, provisoirement insoluble, et l'eau notre bain public. Rien d'étonnant non plus alors, à ce que l'os, notre seul tissu minéralisé avec la dent, concocte, en sa moelle, le seul tissu conjonctif et liquide de l'organisme: le sang.

Les deux formes inorganiques (minérales ? la nature minérale de l'eau fait débat; les chaînes carbonées sont organiques, mais le CO2 inorganique) principales qui nous composent sont l'eau et l'e calcium. L'eau, cette substance unique par son mode ternaire d'existence à l'état naturel sur terre (solide, liquide, et gazeux) et son double paradoxe de l'état chaud plus dense que l'état froid, du solide moins dense que le liquide. L'os, ce matériau biocomposite naturel (link) avant l'heure des nanotechnologies, ce calcaire armé (sur fibre cellulaire) qui nous est spécifique, et ce lien à notre poussière minérale à venir. Or il se trouve que l'eau dissout tout ce qui traîne (S. Balibar, Je casse de l'eau et autres rêveries scientifiques, Le Pommier, 2008)... Se résume ainsi d'une certaine façon notre vie inorganique, l'os étant notre minéral privé, provisoirement insoluble, et l'eau notre bain public. Rien d'étonnant non plus alors, à ce que l'os, notre seul tissu minéralisé avec la dent, concocte, en sa moelle, le seul tissu conjonctif et liquide de l'organisme: le sang.
la vie est peut-être une danse
qui suit le mouvement de l’eau
et le grand fleuve sans frontière
ne se perd pas dans l’océan
il replonge dans la lumière
la source ardente des vivants
G. Allwright et M. Cocagnac link,
Le contrebandier
qui suit le mouvement de l’eau
et le grand fleuve sans frontière
ne se perd pas dans l’océan
il replonge dans la lumière
la source ardente des vivants
G. Allwright et M. Cocagnac link,
Le contrebandier
Un glacier a-t-il moins de pensée qu'un virus ?
René Daumal, Le Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1981
Au commencement la sphère et le tétraèdre étaient unies en une seule forme impensable, inimaginable. Contraction et Expansion mystérieusement unies (...) La sphère fut l'Homme primordial, le Tétraèdre fut la Plante primordiale. L'Animal, fermé à l'espace extérieur, se creuse et se ramifie intérieurement, poumons, intestins, pour recevoir la nourriture, se conserver et se perpétuer. La Plante, épanouie dans l'espace extérieur, se ramifie extérieurement pour pénétrer la nourriture. Flip-flop inter-règne, contrepoint.
Car même la pierre n'est pas née à l'état de pierre, mais de "créature" molle semblable au beurre. De créature, pas d'objet. La pierre n'est un objet que lorsqu'elle est vieille. Les jeunes tufs liquides des roches calcaires de la montagne fascinaient les évadés et les travailleurs des prospections géologiques. Il fallait des miracles de volonté pour s'arracher au spectacle de ces rivages de gelée et de ces rivières de lait formés par les coulées de jeune pierre. Mais là-bas, c'était la montagne, le rocher, la vallée.
Récits de la Kolyma
Varlam Chalamov
Verdier, 2013