Classification de maladies entités distinctes, ou dimension pathologique unique à l'oeuvre ? C'est un débat d'importance en psychiatrie actuellement, sur lequel font une intéressante synthèse P. Tyrer et al. dans la revue The Lancet (Classification, assessment, prevalence, and effect of personality disorder, 2015, 385: 717-26). Abordant les troubles de la personnalité, qui ne sont pas forcément dans le champ du pathologique, mais correspondent aussi à des "tempéraments" tels que les décrivait déjà Galien dans l'antiquité (phlegmatique, cholérique, mélancolique, etc...), les auteurs suggèrent que leur distinction étant floue et difficile, il est préférable de considérer, "sans que cela porte une connotation péjorative", un trouble unique de la personnalité d'intensité variable, avec troubles des conduites sociales au-delà d'une certaine intensité, c'est-à-dire quand "le contrôle de soi est perdu"... C'est la proposition qu'ils font pour la CIM-11, nouvelle édition de la classification des maladies. Au sein de ce trouble unique de la personnalité existeraient cependant des dimensions quantitatives qui permettraient de préciser le type de personnalité. Par ailleurs, le trouble de la personnalité en général serait facteur favorisant de nombreuses pathologies mentales, comme en témoignerait la comorbidité psychiatrique fréquente (troubles dépressifs, anxiété généralisée,etc..., et mortalité prématurée par suicide). Ces troubles de personnalité, qui sont "le plus souvent manifestés dans l'enfance et deviennent clairement évidents à l'adolescence"... ouvrent une porte au "dépistage" de ces futurs antisociaux !! La nouvelle édition 5 du DSM, elle, adopte une position plus "intermédiaire" que la CIM-11 entre classification des pathologies psychiatriques et prise en compte de cette "dimension unique" d'un facteur psychiatrique que l'on pourrait quantifier, mais la "notion" en est bel et bien intégrée (l'édition IV du DSM ne considérait que les catégories, et pas ce "continuum", tandis que le DSM III introduisait à côté des pathologies mentales (axe 1) le "deuxième axe" des troubles de la personnalité).
Vers le "PQ test: "g factor", QI et "intelligence"; "p factor" et "maladie mentale"... Là où l'affaire "s'aggrave", c'est quand les auteurs suggèrent que les quatre dimensions qualitatives des troubles de la personnalité (déregulation émotionnelle, extraversion, antagonisme, contrainte) pourraient être décrits par une dimension unique, renvoyant à un article proposant le concept de ce fameux "facteur p" (The p factor: one general psychopathology factor in the structure of psychiatric disorders ? A. Caspi et al., Clinical Psychological Science, 2014, 2(2): 119-37), construit sur une méthodologie et des résultats statistiques très criticables (un seuil de risque statistique à p <0.1 au lieu des usuels 0.05 ou 0.01, et des coefficients de corrélation jamais supérieurs à r = 0.4 entre autres !)... mais qui prend le soin de citer la publication de C. Spearman de 1904 sur "l'intelligence générale"... On se rappellera utilement ici que la statistique (celle de K. Pearson, qui développa corrélation, variance, chi2, etc..., fut développée à des fins raciales et bientôt eugénistes aux XIXe et XXe siècles... (cf. J.-P. Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, Seuil, 2014, p.137, p. 252, p.316). Les élèves de Pearson, partisan de l'apartheid et du génocide amérindien, développeront bientôt - avec Spearman - le test du QI et "démontreront" par exemple l'intelligence inférieure de la "race noire"... Mais nos auteurs, donc, concluent de leur manipulation statistique "que les troubles psychiatriques les plus communs semblent unifiés par une dimension psychopathologique unique, elle-même associée avec des atteintes de l'intégrité cérébrale" (qu'ils évaluent par des mesures du diamètre des veinules et artérioles rétiniennes...!) Tout un "foutramini" indescriptible, donc, au service d'une idéologie cognitiviste et son corollaire de la norme et du sécuritaire: "at the level of the population, this General Psychopathology factor reflects the epidemiological reality that psychiatric disturbance tends to unfold across years of development as persistent and comorbid"...
Faites votre PQ test, jeune homme, j'appelle la police...
Ainsi, les psychiatres considèrent de plus en plus fréquemment (sur la base de théories cognitivistes aussi mal ou aussi peu étayées) la pathologie mentale comme un spectre ou un gradient de manifestations (par exemple hyperactivité-dépression-bipolarité- schizophrénie) sans limites précises, avec des comorbidités importantes, ce gradient étant sous tendu par une causalité au moins en partie génétique commune. Le "facteur p", lui, se voudrait en facteur quantifiable de cette causalité unique... Demain on soumettra les jeunes "patients" ou "déviants sociaux" non plus à des tests d'intelligence ("facteur g" du QI) mais aussi à des "PQ tests" incluant le "facteur p", tests qui se voudront prédictifs des conduites sociales futures.... Le graal des cognitivistes, toute une existence réduite à un facteur "linéaire", "logique", "quantifiable"...! Et qui exclurait toute possibilité de "rédemption", ou de remaniement de la maladie vers un autre état d'équilibre, puisque le "facteur p" ne peut que vous faire évoluer linéairement vers la déviance...
Ils devraient relire Canguilhem...
Alors, classification ou dimension ? Des dimensions, oui, mais multiples, et une complexité qui échappe aux analyses linéaires et causales de pas-en-pas; appréhender la complexité du vivant, comme celle de la pensée, nécessite l'élaboration de nouveaux paradigmes basés sur les théories du complexe, du chaos, des systèmes instables, et sur de nouvelles "machines"au moins conceptuelles qui ne soient plus purement logiques; Turing lui-même ne réduisait pas la machine à un cerveau, à un homme, ou à une catégorie d'homme, mais l'assimilait à l'univers dont nous sommes tous part, et donc sans plus de notion d'identité ni d'inégalité possible: "le message est l'apparence que l'univers décode", pensait-il. Et l'univers est sans doute lui-même insuffisant à sa propre compréhension, puisque, comme l'a démontré le logicien K. Gödel, qu'on oppose souvent à Turing l'inventeur de l'ordinateur, "tout système cohérent est incomplet": la pensée restera toujours ce qui ouvre le système, le plus complexe soit-il. Le "facteur p" n'est qu'une quête inquiétante et récurrente d'inégalité inter-humaine. Nous vivons dans, et sommes part, d'un nombre sans doute infini de dimensions.