Le squelette était invisible
Au temps heureux de l'Art païen;
L'homme, sous la forme sensible,
Content du beau, ne cherchait rien.
(...)
Revient, reviens, bel art antique,
De ton paros étincelant
Couvrir ce squelette gothique;
Dévore-le, bûcher brûlant !
(...)
Toi, forme immortelle, remonte
Dans la flamme aux sources du beau,
Sans que ton argile ait la honte
Et les misères du tombeau !
Théophile Gautier
Bûchers et tombeaux
Je cherchais le passage de la vie au minéral et il était là, comme une énorme évidence.
Dans la pensée indo-européenne, dans l'Inde traditionnelle, dans l'esprit du brahmane, la réalité est toujours tripartite: un niveau spirituel, un niveau liquide, vital, et un niveau solide, métabolisme, "déchet" du précédent. Cette tripartition est croisée avec une autre, celle des "bases" ou divinités: Terre, Eau et Feu. Dans ce modèle, et dans la "base" Feu, l'os (asthi) est le produit cristallisé, solidifié, du principe spirituel de la parole (vâc). Il en est la composante passive, la concrétion solide, sa composante corporelle active étant la moelle (majjâ) (P.S. Filliozat, De la conscience et de la divinité des arbres dans la culture sanskrite, in Du corps humain, au carrefour de plusieurs savoirs en Inde).
La moelle correspond à "la chair", tissu - et non organe - entre peau et squelette, espace de circulation, non-limite, siège de maladies (la chair se rétrécit dans le Sida). Le "flip-flop" (F. Dagognet, La peau invisible) qui a vu au cours de l'évolution l'os gagner le centre de l'animal et sa chair s'exposer en périphérie s'est doublé d'une épidermisation, marquage de la limite. Sous, persiste la chair-matrice, moins accessible au discours. Trois feuillets du corps: l'os, lien inter-règnes, biopierre interne; la chair, androgyne primordial et mère-reproduction; la peau, domaine de l'intersubjectivité, du nom, de la parole: triade os / moelle / parole de l'Inde traditionnelle...
Ω = log Os
Evidence. L'os est ce tissu organique calcifié: il est l'interface organique et minéral. La minéralisation précède la mort (calcifications tendineuses du vieillissement) et la prolonge. Sépulture, squelette, minéralisation-fossilisation, ou évolution en poussière. Certains penseurs estiment même que la poussière qui nous prolonge au-delà de la minéralisation, composée d'"éons", a pratiquement une vie éternelle (P. Andrevon, Le désert du monde). L'os nous ouvre les portes de la thanatosphère. D'ailleurs dans la tradition brahmanique le "déchet" n'est pas forcément impureté mais surtout germe, nécessaire au Samsra (cf. Ch. Malamoud, Cuire le monde).
Annie Dillard, dans Au présent, analysant la tradition juive, et la mystique de Teilhard de Chardin, déclare: "Le sacré peut jaillir de partout, et des cailloux, des pierres, du sable, de la poussière. Il y a différentes façons d'amener la lumière dans la matière" (ÂSRAYA: le corps et l'odeur des pierres).
Rites funéraires: par l'inhumation, retour à la Terre; par l'in"hum"ation céleste des bouddhistes (le corps dépecé du défunt est confié sur une colline aux oiseaux charognards), retour à l'air; par la crémation et la dispersion des cendres dans le fleuve, passage de la "base" du feu à celle de l'eau: par cuissons successives, l'esprit change de phase (Ch. Malamoud).
Ω = log Os
Dans la tradition gnostique, on trouve: "le logos est depuis le commencement dans les os du Tout"
(La pensée première, in Ecrits gnostiques, la pléïade)
L'os est pensé en moule du corps, en "première puissance" dans cette tradition... qui verra la genèse de la première femme à partir de l'os, principe organisateur du corps matériel qui revêt, emprisonne le corps psychique (l'os fut notre "limite externe").
Tant qu'elle vit la créature
Doit porter jusqu'au bout l'échine.
L'épine dorsale invisible
Ondule au rythme de la vague.
Le siècle, terre-nouveau-né,
Est comme un tendre cartilage,
On offre encore en sacrifice
L'agneau - l'os crânien de la vie.
Extrait de Le siècle,
Ossip Mandelstam
in Cinq poètes russes du XXè siècle
Dans les exercices de méditation bouddhistes, la première phase est celle de la "méditation de l'horrible" dans laquelle le moine se rend dans les "cimetières crus" pour y observer "ce que nous sommes", l'étape ultime du squelette décharné; puis, mentalement, il "nettoie ses os", se voyant lui-même comme un squelette: cette première méditation "négative" permet de se dépassionner, de refuser la représentation illusoire du soi, et d'accéder aux sphères suivantes de la pensée (L. de La Vallée Poussin, La morale bouddhique, 1927). Par cette communauté des os propres, détourés, nous nous unissons, magiquement (dans le sens où ce qui a été un jour en contact continue à entretenir une relation), par notre part minéralisée.
à suivre:
- la parole en place des os: squelette en quête de ses os
- (pour patienter en attendant: link)
- l'os et l'immortalisation par cuisson: LOKAPAKTI
- le cycle du calcium: coup de calcaire au bain public: l'os fut notre "limite externe"
- intrication des strates minérales et organiques: Deleuze et les flux absolus entre les strates
- les strates ne sont pas le Réel: le Réel, c'est l'ondulation quand disparaît la piste:
- etymOs: de la racine indo-européenne OST-,: grec osteon, sanscrit asthi, iranien ancien (aveste) asto, hittite hastai, latin (génitif) ossis; le passage de ost- au latin oss est mal expliqué mais admis par la majorité des linguistes (merci à M. Karatchentzeff lien).