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19 février 2009 4 19 /02 /février /2009 18:30













1. La proposition conjonctive



Les Stoïciens (ou "école du Portique", une des trois grandes philosophies hellénistiques avec les Epicuriens et les Sceptiques)  avaient pour base de pensée, en morale comme en physique, la proposition conjonctive:



La proposition conjonctive est une proposition obtenue en liant par la conjonction « et » deux ou plusieurs propositions; on ne peut trouver, commente Cicéron, qui soit « aussi bien agencé, aussi solidement lié, aussi étroi
tement assemblé» ; toutes les parties s'y enchaînent de telle façon que « le déplacement d'une lettre quelconque suffirait à tout faire crouler ». La proposition conjonctive est en effet caractérisée par le double trait suivant: pour qu'elle soit vraie, il faut que tous ses composants soient vrais, sans aucune exception; pour qu'elle soit fausse, il suffit que l'un de ses composants seulement soit faux. Si l'on considère une conjonctive liant deux propositions seulement, p et q, elle est vraie si et seulement si p est vrai et q est vrai; elle est fausse dans les trois autres cas possibles).
J. Brunschwig


  ("il fait jour et il fait clair" est une conjonctive vraie)



On a débattu, après cette mise en avant par les Stoïciens de la proposition conjonctive, qui ne comporte que deux valeurs de vérité (0 ou 1) , la possibilité d'une valeur intermédiaire ("0,5"). Mais celle-ci relève évidemment du paradoxe, compte-tenu de la définition ci-dessus.

Réfléchissant aux possibilités de mélange physique de deux substances, les Stoïciens définissaient la juxtaposition parcellaire (les particules des composés mélangés subsistent côte à côte dans le mélange, gardant leurs propriétés particulières) , la fusion
complète (dans laquelle les constituants perdent leur identité et leurs propriétés), et un troisième état intermédiaire, le mélange total,  avec ce paradoxe de l'occupation simultanée du même lieu par les particules mais en conservant leurs propriétés intactes. Le paradoxe de ce mélange intermédiaire était jugé similaire à celui d'une "troisième vérité" dans la proposition conjonctive4.

Un seul terme faux suffit donc bien à faire changer la valeur de la proposition, et  la proposition conjonctive est ainsi la base d'un "effet domino", ou effet de "contagiosité:


 

"Rien n'empêche une goutte de vin de se mélanger avec la mer toute entière";



et Plutarque criera à l'absurdité d'une théorie qui permet l'expansion d'une goutte aux dimensions de l'univers5...



2. Magie, homéopathie, eucharistie


La proposition conjonctive présente une analogie avec le domaine de la magie, dans la quelle il y a "contagion" entre des éléments qui ont été en contact mais ne le sont plus actuellement, tout en gardant des propriétés connectées, sorte de "fusion complète" des différents éléments qui ont été autrefois (ou dans un autre lieu) mis en contact dans une série conjonctive vraie3.


Le médicament homéopathique1 procède du même principe: il a été initialement, avant dilution, en contact avec une molécule active, mais dans sa forme diluée commercialisée, il ne comporte plus de molécules actives. Et donc, sauf à invoquer ici encore une "fusion complète" transférant aux molécules d'eau ou d'excipient les propriétés du principe initial (le "fantôme de molécules" qui un temps défraya la chronique des fraudes scientifiques), il est pharmacologiquement neutre2.


La transsubstantation, qui professe la présence réelle du sang et du corps du Christ, dans sous le pain et le vin partagés depuis le repas de la Céne par les disciples, au travers des temps, relève aussi de ce mécanisme de division quasi à l'infini d'une subtance qui garde les propriétés liées au contact initial (les mains du christ rompant le pain, les fragments de pain ingéré par les disciples, eux-mêmes répétant ce partage-contact avec les fidèles), et justifie le concept d'"Eglise" en tant que "corps mystique" du Christ.
Des controverses internes à l'Eglise verront le jour dès le moyen-âge à propos de la présence physique ou non du corps du Christ dans les "espèces": présence "intellectuelle" s'ajoutant au pain sans se substituer à lui, ou changement de substance ? Le dogme défini alors, et toujours en vigueur, est que lors de de leur consécration, pain et vin changent de substance mais pas de nature (s'agirait-il selon les Stoïciens d'une fusion ? d'un mélange total ?): ils sont « réellement, vraiment et substantiellement » transformés ou convertis en corps et sang du Christ, tout en conservant leurs caractéristiques physiques ou espèces (texture, goût, odeur : apparences) initiales.


Dans la "performativité en l'absence de contact physique", caractéristique de la magie, on rejoint également le domaine des mystiques, qui sont entendus hors de leur présence, et dont les textes font leur chemin en se disséminant. L'expression des mystiques "une goutte d'eau dans la mer" est d'ailleurs bien proche de la métaphore contagieuse de la goutte de vin à l'océan des stoïciens...

 




3. La magie est conjonction plutôt que contagion



L'assimilation du "contact conjonctif" à la contagion, dans le domaine des maladies infectieuses, n'est qu'une métaphore. En effet, l'évolution d'une maladie infectieuse  dans la théorie pasteurienne (et conceptualisée remarquablement par Ch. Nicolle) comprend différents stades: contact avec le germe (juxtaposition stoïcienne), contage (c'est-à-dire la pénétration du germe à l'intérieur de l'organisme), infection (établissement du germe dans l'organisme: du domiane du mélange total ?), maladie (développement d'une pathologie de l'individu infecté: fusion ?). La contagiosité est bien la propension d'un germe à pénétrer dans de nombreux organismes à partir du milieu extérieur. L'infection peut être stoppée en l'un ou l'autre ce ces stades, et l'on peut donc dire que la maladie infectieuse ne relève pas du modèle conjonctif, elle nécessite une succession de mécanismes, outre le contact initial, contrairement à la magie. Par contre dans les modèles médicaux humoraux (celui de Galien; l'Âyurveda), le modèle conjonctif peut s'appliquer.




Magie, homéopathie, eucharistie, et modèle conjonctif:
tout-au-moins est-on heureusement dans le domaine de la magie blanche...






Notes

1. Loin de nous l'idée de remettre en question la médecine homéopathique, dont l'approche holistique est actuellement cruciale, mais uniquement les "CH50" et autres granules remplis d'eau en poudre (moins d'une molécule par dose, en raison de la dilution extrême !) qui, commercialisés principalement en France par des firmes sans doute politiquement protégées, restent remboursables par la Sécurité Sociale alors que des molécules allopathiques a l'efficacité scientifiquement reconnue ne le sont plus, ou insuffisamment...

2. Mais non, bien sûr, dénué d'effet placebo, comme pour tout traitement.

3. L'anthropologue J. G. Frazer, dans la 3° édition de son ouvrage Le Rameau d'or sur les cultes, les rites, les mythes primitifs et la religion considère qu'il existe deux types de magie, magie "homéopathique" qui fonctionne selon les "lois de la similitude", les choses ou les actions qui ressemblent à d'autres choses ou à d'autres actions ayant une correspondance causale, et "magie contagieuse" qui obéit aux "lois du contact", les choses qui ont été en contact physique ou en association spatio-temporelle avec d'autres choses gardant une certaine connexion après avoir été séparées. Les idées de causalité reposant sur la similitude et le contact avait déjà été énoncées par Hippocrate, et faisaient partie des systèmes médiévaux et de la Renaissance hermétique (Paracelse), puis furent réfutées par Francis Bacon dans Novum Organum (source de cette note: lien). Il faut également insister sur le fait - abordé dans le § 1 de cette page - que la notion de conjonction et celle de causalité ne sont pas du même registre, mais qu'une conséquence est possible sans causalité dans le système philosophique stoïcien par exemple (source: lien).
4. La physique quantique semble compatible avec d'une part ce "paradoxe" de l'occupation simultanée du même endroit par deux particules, d'autre part avec le phénomène de "magie contagieuse", deux particules ayant été en contact conservant des propriétés similaires une fois séparées, même à très grande distance... Encore une fois, le "Tao de la physique" est similitude entre physique des particules, structuration de l'inconscient, et appréhension du  "Réel" au-delà de la représentation. Mais quelle est la relevance au macrocosme, au monde des sens, et au monde organique ? Peuvent-ils prétendre à ces caractéristiques nécessitant sans doute une double nature, ondulatoire et corpusculaire (c'est-à-dire humeur et tissu) ?
5. Les auteurs de science-fiction navigueraient dans un "irréalisme logique", le "contraire du "réalisme magique". Ce réel-virtuel  ne serait plus contigu, sous ses apparences physiques ? Nous ne serions plus sur cette seule ligne simple que notre naissance a choisi dans un réseau de limites ? (le Dharma est fil et non point, il est corde d'espace-temps, peut-on changer de corde ?) 



- J. Brunschwig, Le modèle conjonctif, in Etudes sur les philosophies hellénistiques, PUF

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commentaires

L
voilà qui pourra peut-être vous éclairer<br /> http://uneautreversion.blogspot.com/<br /> <br /> bien à vous
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P
<br /> merci. bien sûr, le rite (l'eucharistie)  ne résume pas la foi<br /> <br /> <br />

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