Notes de lecture
Le fond du ciel
Rodrigo Fresan
Seuil, 2010
traduction I. Gugnon
Achetant le livre de l'homme des bords, je pensais avoir depuis toujours lu de la science-fiction sans vouloir me le reconnaître, et je pensais que c'était la première fois que, par inadvertance, enfin, je me décidai à l'avouer. Mais je ne sais décidément pas lire la science-fiction, l'anticipation, la SF, ni même la sci-fi. Car pour moi définitivement ces deux termes ne forment pas contraire, ne définissent aucun oxymore, il existe bien un « entre ». Et entre ces deux tentatives du père, robots venus de l'espace1 ou espace intermédiaire, je choisis de vivre dans le second, panspermie non dirigée. Les dernières volontés du père, et tout ce qui ne m'était pas arrivé: je ne vis rien mais 1986 vit le retour de la Comète de Halley, qui justifiait encore en ce siècle le suicide des sectes familiales...
Les habitants de notre planète se divisaient entre voyageurs interplanétaires et en créatures d'autres monde, les autres n'étaient que des personnages secondaires, et seuls les mots nous parviennent à être, cathédrales et sables d'extase. Et l'amour-folie est la seule histoire qui valablement nous gouverne tous, nous construit, nous syntonise de ses ordres-couleurs, schizo-monde de son sourire, c'est bien la déesse mère qui se fragmente pour nous sauver, aucun prophète mâle ne possède ce pouvoir de beauté, la religion est forcément homosexuelle. Son visage – le visage de cette fille – est l'éclat qui illumine et décime tout. Mais je n'en suis pas encore là, je me demande où donc se transforme la mémoire des événements inoubliables, de toutes ces fugaces expansions de vie, et comment elles nous façonnent peu-à-peu ? Une ou deux toujours déferlantes, les autres latentes: 2005, F. (j'ai gardé pour moi l'anti-matière de ton prénom) et la fusion des corps; 2007, le langage-corps des rescapés de la grotte, la contraction et soustraction bergsonienne2; et 2008, l'accès indéfini à l'Autre-du-monde. Mais serions-nous déjà-toujours des étrangers auxquels il ne resterait plus précisément que la consolation d'écrire là-dessus: le fait de n'appartenir à aucun endroit après avoir tout vu (et nous serions heureux). Mais c'était lorsque les livres pouvaient compter sur des lecteurs ayant tout leur temps, ces livres qu'il était si difficile de refermer, où l'on entrevoyait la véritable texture du temps, matière antimatière de l'entre-planètes, et non plus ce temps invraisemblable échappant à tout concept: la texture du temps. J'étais heureux. Tout disparaissait autour de moi, qui faisait enfin partie de ce tout. J'étais conscient de toutes mes fins possibles, survenues ou non7. La mort était ce qui m'était arrivé de plus beau dans la vie, c'était la fin de tous les tunnels, pas seulement une lumière au bout d'un tunnel, j'ai vraiment conscience de cette immortalité faite de morts.
Mon père avait également lu des textes sur le Tzimtzum, cette rétractation subie volontairement par Dieu. Dieu se contracte et se comprime, renonce à son essence pour permettre la création d'un lien conceptuel8, un espace où peut exister un monde indépendant (…) Car, au sein d'une famille – bien qu'on ne dise rien, qu'on garde un silence assourdissant -, on ne tarde pas à définir la position exacte de cette première étoile désormais morte d'où continue de nous parvenir une lumière malade.
La piscine nageait en elle, ce n'est pas elle qui nageait dans la piscine. Elle me disait « la mémoire est le plus stupide des chiens. On lui lance un bâton et il vous rapporte n'importe quoi ». Tout ce sang, ces orifices. La guerre, l'espace le plus extérieur qu'on puisse trouver dans ce bas-monde. Juste après l'explosion, les gens crient et courent. Moi je n'y étais qu'après, bien après, dans cette explosion de ces tours qui n'existaient pas pour moi, avant, et sur lesquelles se centrent encore obstinément tous les écrivains des Amériques. Il y a les traumatisés de ne plus avoir, et les traumatisés de ne pas avoir eu, et il y a l'enfance que l'on attire dans ces histoires-là. Mais il y a une nouvelle explosion, et depuis je ne cesse de la voir, Elle: bienvenue dans cette nouvelle ère. Le futur n'existe pas, l'éternité est dans le passé présent, et rien n'est plus mortel que les radiations du passé; Dieu n'existe pas encore, nous y travaillons. La sci-fi, elle, est l'art des intrigues obligées qui ne convainquent ni l'auteur, ni le lecteur, c'est l'art d'un absurde obligé pour l'accès à la trame d'un espace bien plus vaste. Quelque chose comme le « si on devient trop marginaux on va devoir se ranger » de mes rédactions de collège, annoté d'un condescendant triple point d'interrogation dans la marge, car il fallait poursuivre. Je me sentis bien pourtant une fois parvenu dans l'espace entre cette planète et l'autre planète, corps sans organe, corps tissulaire dans un tissu, altérité-altération de ce pays lointain des vivants et des morts, en ce lieu d'où elle nous regarde comme si elle lisait en nous, comme si elle nous écrivait, écartant certaines versions et en retenant d'autres: écrivant notre histoire, celle de nos corps usurpés... Mais il est vraiment fin, cet espace, et déjà, de retour sur l'autre planète je ne lis presque plus, seul le minimum du fil, qui retourne à l'amour, astucieusement, c'est-à-dire en partant de l'émoi raisonné de la femme et non pas de la folie de l'homme amoureux. La femme percée de la flèche ne meurt pas sans assurer le bonheur de l'archer. La science-fiction n'est que l'amour expliqué par la femme. J'ai compris le père amoureux, je revends maintenant ce livre, je ne sais absolument pas qui est ce Philip K. Dick. J'écris ces lignes avec l'illusion naïve qu'elle trouvera cette bouteille à la mer, la brisera d'un coup sec, et, Tzimtzum, décompressera ces pages et les lira.
Une femme, comme un Tsunami, ajoute-t-il encore... Noël ! ( 2004). Ah, j'ai enfin les dates de Philip K. Dick: 1928-1982, il a donc pu être un maître du très, très haut de mon château.
La vérité est fractale.
Elle tombe en morceaux et se disperse dans d'infinies directions.
Alors comment l'atteindre...
Ah, bien sûr... Je sais...
En opérant une régression progressive.
Tu ne pouvais pas être l'auteur de ces lignes.
Tu n'as jamais assez bien écrit.
Moi non plus.
1. F. Crick, La vie vient de l'espace
2. Q. Meillassoux, Soustraction et contraction. A propos d'une remarque de Deleuze sur Matière et Mémoire, Philosophie n° 96, hiver 2007, p. 67-93