10 avril 2009
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Dans La Ruée vers l’or, une tempête de neige déporte jusqu’au bord d’un précipice voisin la cabane où Charlot passe la nuit. A son réveil, il traverse la pièce pour sortir: son geste fait dangereusement pencher le chalet, car déjà la porte donne sur le vide; s’en approcher, c’est se perdre. Mais, par son recul, qui rétablit l’équilibre un moment compromis, il s’enferme dans une situation désespérée. Tour à tour son pied avance et se retire, tâtant le plancher qui pivote sur un axe invisible... A cette image d’une vie qu’il est également impossible d’habiter et de quitter, on peut comparer la situation créée en mai dernier. Il se pourrait que nous soyons enfermés dans un langage désormais perçu comme inacceptable et pourtant privé d’issue: il n’y aurait de sortie que vers le nihilisme, et de retraite que le conformisme. Un déplacement s’est produit. A notre insu peut-être, une ligne partage en dessous, entre son sol et le vide, notre « plancher » culturel; quoique encore intact, déjà pourtant il a vacillé tout entier.
Deux mouvements opposés, en mai et juin, trahissent ce partage du sol. Ce ne sont plus la gauche et la droite, puisque leur jeu obéit aux mêmes règles, les événements l’ont montré. Ces deux réactions rappellent plutôt le geste qui ramenait Charlot vers le fond de son chalet ou qui le conduisait du côté du vide. Mais il y a aujourd’hui beaucoup plus de gens qui obéissent à un réflexe de sécurité : leur nombre assure provisoirement la stabilité de la cabane, et ils ont même le luxe de jeter à la porte, comme « aventuristes », quelques-uns qui ne le souhaitaient pas du tout. D’autres préfèrent l’exil, mental ou effectif, à un ordre fermé.
M. de Certeau, La prise de parole, juin 68, Etudes