métonymie, ce temps transversal
Le Soi est plus large que la mort ou que la peau de l'individu
Métonymie
Dividualité
Ce qu'on appelle un moi, c'est la façon dont concrètement l'idée abstraite de l'infini se produit dans l'être (…) La mort par laquelle le moi est enfin changé en lui-même par l'éternité,
est aussi l'instant où le moi semble arraché à sa fonction de moi.
Emmanuel Levinas1
Quelle est cette créature qui, sur tous les chemins, ne garde jamais que le souvenir d'elle-même ?
C'est le souvenir en personne qui se rend en voyage et qui a toujours été en pérégrination.
Hans Günther Adler2
L'Inde nous questionne sur l'identité personnelle dans le monde des vivants3. Sur cette peur de l'effondrement, par delà le processus de la mort, par delà l'expérience mystique, et la crainte de dilution du soi dans l'océan, de béatitude peut-être, mais nourri d'impersonnel, vaste désolation de l'ego qui n'y retrouverait plus sa trace... La Praktri, la « nature », y est la constitution d'un tissu, d'un milieu ou d'un organisme vivant, combinatoire de grands éléments et circulation d'humeurs. Tous les êtres sont liés (sans notion de « règnes » animaux, végétaux, etc...) de par la naissance et l'incarnation dans le monde de la souffrance, c'est en tout cas l'hypothèse que fait le professeur occidental et indianiste, souffrance et maladie ne sont qu'un des liens naturels entre les vivants, sinon le lien premier, déclinable sous d 'autres sensibilités4, compassion, amour, amitié, etc... Ce lien naturel, père du lien empathique dont il nous faut atteindre le tuning adéquat, dans nos médecines « parallèles » occidentales5, et ce lien thérapeutique de l'ayurveda.
Mais Mâyâ aussi se traduit par « nature », nous dit encore le maître... car Mâyâ est cette souffrance associée à l'illusion qui nous masque aux choses de la nature, et engendre la construction d'un lien politico-moral plus ou moins contraignant pour l'individu, plus ou moins satisfaisant dans son implication au monde, qui n'est plus qu' indirecte. Par la doctrine du Karma, continue le maître (dans un verbe d'une apparente simplicité et d'une implacable logique associative qui ne le laisse pas de sourire, le regard fixe) le Samsara joint – (yoga, encore, mais ne faut-il pas toujours le répéter ) - (The Indus River, sings Cohen at the very same moment, mais nous allons revenir sur ce temps) – le Samsara est sous-tendu de cette Maya-illusion (l'apparence, les choses sensibles) et par la notion d'incarnation (la chair, le corps sensible), celle-là même de nos peurs judéo-chrétiennes, et du Tome 2 à venir et impossible de la Fable mystique6, celle à laquelle tentent d'échapper par l'artifice technologique (après d'autres, deux générations plus tôt, séparées d'aujourd'hui d'un âge bien sage, par les psycho-dysleptico-enthéogènes) les prophètes et les disciples montants du post-humanisme7. Incarnation et illusion cyclent dans le Samsara et sa doctrine de rétribution des actes8, dans une tentative d'éthicisation du lien naturel entre les vivants, une mise à distance intrinsèquement composante du voile qui s'abat sur le primordial, une doctrine morale dont la Maitri n'est qu'un corollaire9. Laissant maintenant ses élèves très loin, le vieux maître avait là déposé l'hypothèse et l'argument de force - qui ne s'inscrirait plus auprès de ses collègues néoténiques - mais qui ferait événement bientôt chez quelque disciple. « Nous souffrons dans les illusions de nos contours et les contingences qui peuvent nous faire porter une fausse identité », nous faisait-il forcément lire10; se libérer de la souffrance par le rétablissement du lien naturel, direct, avec autrui, ce lien négligé et meurtri dans la fausse identité qui nous disjoint de la Nature11, se libérer en voguant ou plutôt sautillant vers la « vraie identité » qui nous permet de ressentir l'unité avec les autres (ou: « le narcissisme est schizoïdie »).
Principe d'individuation... Schopenhauer critiquant les catégories de Kant, au long cours desquelles nous devrions logiquement organiser notre champ de sensation, ces catégories ne sont que causalité, ne font que disperser les objets dans un espace intissé, sans trame, gouverné par des injonctions linéaires qui jamais n'atteignent, un chemin d'espace brownien, des rives sans passerelle, un fleuve se voulant sans eau: le format « béta » de l'expérience humaine contrainte. Individuation et déterminisme, ces principes de raison suffisante qui façonnent le Moi12. De cet être humain naissant qui dans son effort de tout comprendre se fragmente lui-même, énigme de la raison, en formes et fracas plus ou moins descriptibles, en monde de lutte continue, de frontières et de plaies-à-cicatrices13 (ainsi le maître expliquait-il la fragmentation du monde sensible, le monde de la Mâyâ, ce réseau de limites qu'il sentait lui-même de son propre maître, ces mots qui me fondirent en ce jour là comme glace sur le soleil, de leur sonorité même, et sans plus y chercher). Il n'est pas d'individu, la personne est dividuelle, l'individuation est mère de différence, et voilà l'étranger irréductible de nos nations. Mais bien sûr ce n'est plus déjà si simple, il ne s'agit pas de penser une opposition entre un monde d'entités discrètes et un monde continu d'entités à facettes, l'identité personnelle participe de ces deux extrêmes, c'est en tout cas ce que ressent le vivant oriental, et la dividualité, par son partage sub-optimal de facettes publiques ou semi-privées, permet une circulation partielle, sélective des rasas, ces flux qu'il nous faut alors équilibrer14 à ceux profonds de la Nature. Un processus physiologique et psychologique de fragmentation en êtres dividus15, conceptualisant certaines de leurs facettes comme étrangères, en mettant inconsciemment d'autres en totale communauté, un gel partiel des humeurs dans un monde semi-vide, semi-liquide. Le Soi est plus large que la mort ou que la peau de l'individu.
Ce qui persiste devient autre (exister c'est être instable). Réel, conscience et mémoire: seule la flexion de la pensée permet la connexion à l'objet réel (la conscience naît de la conscience et non du soi, poursuit le maître). La mémoire, qui forme l'identité de nos états antérieurs, validerait-elle aussi l'identité personnelle ?16 Et la mémoire n'est-elle que processus linéaire naviguant la chaîne des images, ou peut-elle atteindre par les facettes non appelées de la même image, du même objet ? Mémoire linéaire, mémoire métonymique17... La pensée, détournée du réel par la représentation, doit entrer en régression pour retourner en connexion; pour le bouddhisme la pensée existe sans identité personnelle, qui relève de la Mâyâ, tout comme le temps n'est qu'illusion, mais qu'existent bien des successions, des juxtapositions d'instants, sans causalité, sans lien: la pensée est cette atteinte de l'aura (plus qu'image peut-être32) de l'objet antérieurement perçu, elle est relation instantanée avec l'objet, mais cette flexion vers l'instantané de l'objet peut-être empêchée par le trouble mental, la suggestion, le chagrin, etc... Au départ de cette pensée d'instant est un acte d'attention18, et c'est par un processus métonymique qu'elle atteint à nouveau à une des facettes de la chose; et cette pensée-acte d'instantanéité va périr aussitôt née19 (si par contre la pensée ne se produit pas dans une série où la notion d'un certain objet a été placée par la perception faite par un individu, elle ne peut produire la mémoire, elle ne se fléchit pas au réel20). La personne est bien considérée ici comme une fiction conceptuelle, construite à partir d'une série de contacts à l'objet, d'images, de Darshans, et c'est bien dans ce même monde de l'image que Bergson place aussi l'individu21; mais nous construisons aussi une limite opaque autour du réseau de ces connexions, qui sont l'ossature de notre contenance, de notre tissu. Aller au Soi: dans le travail psychanalytique d'"oscillations métaphoro-métonymiques", l'association métaphorique relèverait de la pensée sans attache à notre part privée du réel, elle utilise l'outil culturel linguistique imposé à cette pensée libre, tandis que le travail métonymique nous reconnecte à l'instant enfoui de notre attache au réel: la métaphore n'est que l'outil vers la métonymie, qui permet au-delà l'enveloppe du moi l'anabolisme d'un cristal de réel, dont notre conscience est discrète; et la flexion de la pensée vers l'objet se produit de façon continue, indépendamment du statut de notre conscience, parasitée au processus mental, ne gardant directement accessibles que les dernières transformations par la représentation, considérées comme temporellement différentes, de ce qui pourtant est persistant; et l'identité personnelle se réduit aux connexions entre certaines facettes, plus ou moins privées, de ce grand et public persistant plus ou moins agi par chacun de nous dans un « courant d'expériences ». La dent du Bouddha est cette entaille, cette discrétion dans notre perception, nous sommes entaille plus qu'organisme22.
« Lampe » est le nom attribué par métaphore
à la série ininterrompue des moments de flamme qu'on regarde, à tort, comme une « unité »23.
Retour à la question basique, ontologique: qu'est-ce alors qui est fondamentalement réel ? Le fil plutôt que l'étoffe ? L'étoffe, ou le feu, ne sont que des concepts, seuls sont perçus le fil ou la particule lumineuse, l'ensemble n'est que fiction, ramassis causal24, notre organe de la vision oscille entre un pouvoir discriminant et une correction anti-stroboscopique plus ou moins efficace25, la reconnaissance d'un pot cuit et noir n'est due qu'à sa similitude de forme avec celui qui, rouge, ne l'est pas encore, l'individu n'est que cet amoureux de la toujours même forme, mais qu'il a brûlée déjà autrefois à son propre feu, et cette forme au-delà de laquelle il tente de maintenir le lien au réel par cette quête métonymique. La métonymie, ce temps transversal, affranchissement du linéaire, franchissement aussi: car le débat entre hindouistes (tenants de la Mâyâ qui masque le Moi- réseau, jeu et conjonction -) et bouddhistes (tenants de l'illusion du Moi) renvoie à celui sur la notion de temps, qui pour les premiers existe - mais uniquement en liaison non causale de différents instants -, tandis qu'il est réfuté par les seconds, relevant uniquement de l'illusion: le Moi est conjonction d'actes pour les premiers, souvenir pour les seconds; mais accéder à ces actes ou à ces souvenirs relève d'un processus métonymique de la pensée, où le contexte est déterminant, où les oppositions ne sont qu'apparentes, où les « diglossies multiples » sont nécessaires26. « L'existence temporelle de l'homme se produit comme un rapport entre ce qui est et ce qui n'est pas », nous propose Levinas27, mais « ce qui n'est pas ne se montre pas dans la perspective temporelle comme pur néant: le néant du passé ou de l'avenir est peuplé d'êtres passés ou futurs », « qui frappent à la porte en sollicitant notre pouvoir de reprise ou de réalisation »: reprise de la pensée métonymique, infléchie; réalisation de l'autre pensée encore-toujours sans propriétaire. Le temps n'est que production de l'être à partir du possible, et de l'indéfini encore de la pensée non infléchie vers l'objet, qui sans doute garantit l'essentiel inachèvement de l'être28. La métonymie franchit la stratigraphie, verticalement, pour ressurgir en voyageuse horizontale là où devrait être l'appareil de pierres annoncé par son empreinte (sa forme): ce court-circuit nous restitue l'espace, quelle que soit sa composition (sa contenance), en l'instant « présent », di/dt, dnéant/dt.
Mais quels liens la littérature entretient-elle donc avec cette réalité29 ? N'est-elle juste qu'outil de notre conscience du monde, ou bien les mots (artha) plongent-ils aussi dans le mille-feuille du réel ? Ne font-ils que représenter le monde, ou bien le nourrissent-ils, d'un abyme-monde contenu en la bouche du lecteur ? La faille du mot écrit30 qui n'autorise que la construction d'un lieu toujours autre, et jusqu'à cette faille extrême de l'argent, ce mot extrême qui aujourd'hui s'est exilé de toute représentation, créent par là même des hommes migrants, mais pourtant marcheurs et penseurs d'une seule et même écorce. Et du côté de l'auteur, l'écriture qui blesse et qui meurt, mais sauvant le centre, peut devenir nouvelle geôle... Dans un monde soumis à une prétendue accélération du temps, mais qui n'est que prise de conscience - grâce à la technologie - de l'état de superposition multiple de ce que nous croyions le temps linéaire, la métonymie accède à son rôle de pieu dans le compost des possibles; Platon avait voulu expulser les poètes de la Cité31, mais les idées ne sont pas immédiates, et elles naviguent dans le tissu des restes, et il redevient possible de confier son existence à quelques phrases.
1. E. Levinas, Parole et silence et autres conférences inédites, oeuvres 2, Grasset 2011
2. H.G. Adler, Un voyage, Christian Bourgois, 2011
3. F. Zimmermann, séminaires EHESS, 2007/2008 et 2010/2011 (link)
4. Sensibilités dont il nous faut alors gagner l'intégrale par la traversée du traumatisme, et par là atteindre à la « communauté de ceux qui vivent marqués du sceau de la souffrance » - saut peut-être – pour ressentir notre unité dans la nature.
5. Incluant l'approche ferenczienne du traumatisme, par rapport à la psychanalyse « orthodoxe »
6.cf. plus loin logos et mythos
7. De l'inexistence primordiale des règnes, séparant aujourd'hui les mondes du vivant, à cet hyper-cloisonnement refusant la génération et sa souffrance de chair par l'artifice technico-biologique et la prothèse.
8. introduite au 6è siècle avant notre ère; ré-introduite au XXè par la psychanalyse, outil de navigation entre l'image et le réel.
9. L '"individu" occidental n'est conceptualisé que par une de ses facettes, corollaire sociétal, mais dans l'ensemble des vivants, d'autres facettes sont communes, tissant un monde continu, dans un « gel » du vivant semi-public/semi-privé, convaincu de discrétion par la Maya, préservé de la schizophrénie par la Maitri. Car de par l'incarnation nous sommes constitutivement fragmentés en nos facettes privées, semi-privées, publiques. Il n'est pas d'individus, il n'est que dividualité, individus à facettes, fragmentés, et qui ne sont "chacun" que combinatoires des connexions atteintes.
10. Voie de thérapie, retrouver ses lignes, ses noeuds, abandonner ce contour accepté. "Lacan est un chamane", dira Levi-Strauss.
11. Jusqu'au défaut majeur de lien conduisant à la psychose
12. La psychanalyse n'est-elle que l'apprentissage d'une langue à jamais étrangère ?
13. La dissection est la mort, l'identification-aliénation est la racine de la guerre, la méditation permet le retour à l'indivis, à l'oeuf, « retour » oriental versus causalité de mort occidentale; quel est donc ce pôle associant dé-différenciation et vieillissement cellulaires (l'ovocyte tout juste fécondé, lui seul peut-être) ? Yoga de la Mère...
14. Par la médecine humorale, par l'Ayurveda. La dividualité est communauté de sort de toutes les créatures, et dont la perception par le médecin permet l'établissement thérapeutique du lien de la Maitri – l'empathie - . Le lien empathique est donc bien naturel, mais c'est le possible de son utilisation qui doit être induit par le thérapeute.
15. Corollaire du biopolitique pro-schizophrénie par destruction du lien social
16. Et l'identité serait bien alors cette traversée en images qui incrémente la médiathèque immédiate du réel. Ou, selon Bion théorisant l'autisme, cette ternaire expérience / image / mémoire dont nous expérimentons dans un temps apparemment linéaire les différentes pratiques;
17. Mémoire immédiate ou de travail versus mémoire épisodique et ses impacts d'affects ? (diront les neurologues)
18. Et un acte, nous rappelle le maître, "c'est quand Manas (le mental) établit un Yoga entre les Indriya (organes des sens) et les Artha (objets, et choses, et buts de l'action)"
19. Vasubandhu, Réfutation de la doctrine du Pudgala, in http://ehess.philosophindia.fr/philosophie
20. Peut-être cette seconde forme de pensée qui ne peut atteindre à aucune des facettes d'un objet antérieurement perçu relève-t-elle des « pensées sans propriétaire » de Bion, ou des pensées se développant dans ce « néant qui n'est pas un pur rien car peuplé d'êtres passés ou futurs » de Levinas, note 1 et cf. plus loin.
21. H. Bergson, Matière et mémoire
22. L'humain est immun, la pensée est automobile, maçonne. Vers l'hyper-humain, et non le post-humain...
23. Vasubandhu, op. cit.
24. Tout comme le principe du « double effet » de la chrétienté, qui autorise la pensée double...
25. J. Dubois, R. VanRullen, Visual Trails: Do the Doors of Perception Open Periodically? Plos Biology, 2011, 9:5. Trailing is perceiving a series of discrete positive afterimages in the wake of moving objects, a discrete series of snapshots of the moving object along its past trajectory. An image normally takes about 100 ms to fade from perception,but perceptual threshold and/or it cortical control could be altered in some people experimented neurological diseases or substance abuse (mainly LSD), although the physiological process would normally serve to hide the discrete visual trails. One of the most striking phenomenological manifestations of the discrete nature of perception is the so-called ‘‘continuous wagon wheel illusion’’: in plain sunlight, a continuously rotating, spoked wheel can be perceived to rotate in a direction opposite to its true motion (movie watchers are accustomed to this percept). Quasi-periodic sampling or binning processes within the visual system have been proposed as an explanation.
26. Et le réel d'images de l'individu, prôné par Bergson dans Matière et mémoire, est bien proche aux dire même des swami de Rishikesh, de celui de Cankara... (M. Eliade, L'Inde, Editions de l'Herrne, 1988).
27. E. Levinas, op. cit.; l'inachèvement essentiel de l'être y est infinitude (et non finitude, cf. Nancy et Derrida in L'homme sans); cette infinitude est un processus et non un état.
28. L'homme, créateur de réel par la reprise d'espaces intermédiaires transitoirement absents, ou par la réalisation d'espaces privés eux-mêmes futurs « néants ». Ce réel que nous amassons est bien derrière nous et qui nous pousse, la réalisation (divine, cf. Sri Aurobindo) est noeud, conjonction, Sans Autre–Tout Autre: les prophètes sans doute coïncident de leurs réalisations.
29. Le Monde des Livres, 20 mai 2011
30. M. de Certeau, L'écriture de l'histoire
31. En voulant émanciper le logos (discours philosophique) du mythos (récit littéraire)
32. cf. les "empreintes autistiques" pré-représentatives, in H. Rey-Flaud, L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage, Flammarion, 2010