Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
8 octobre 2018 1 08 /10 /octobre /2018 11:22
Saga nordique en Californie  (Au loin de Hernan Diaz)

 

Seul dans le nouveau monde, il ne marche pas vers l'or, mais vers son frère. Vers l'Est. Il croise les hommes perdus, les truands, les migrants chargés de quantité de brimborions, lui apprend la vie intense du désert. Avec Hernan Diaz le déplacé, qui écrit maintenant en américain dans un style naturaliste qui vire au fantastique, et dans la veine encore très borgesienne de sa langue natale, on est bien dans l' étoffe de la distance, cette distance épaisse et vivante de la force même du monde (comme l'indique mieux le titre anglais In the Distance), et non rejeté dans un vague Au loin (Delcourt 2018). On marche, on souffre, on vit. Seul toujours : la route seule est richesse, tout ce qu'on laisse derrière est perdu, sauf les rencontres mais dont on n'emporte que l'essence.

 

 

Un voyage à l'ancienne, de grands espaces et une théorie de vies, des nouveaux-venus qui cherchent à être adoptés de force par un territoire, et lui qui marche vers l'Est - mais n'a jamais vu une carte - évolue dans l'évidence naturelle de quelque chose, qui va vers son frère perdu, pourvu qu'on ne s'arrête pas en chemin. Aucune femme donc, sauf celle qui l'enlève un temps, tenancière du saloon de ses amants perdus, belle édentée purulente, et en elle «Hǻkan eut la sensation de s'élever et de pénétrer dans une région nouvelle et encore plus solitaire. » Il repart à contre-courant, migration première, vers le levant, pour redevenir. Une faille est donnée au lecteur, dès les premières lignes, dans un monde uniformément blanc : il faut s'y faire, le voyage craque l'ego, le multiplie et le perd. Mais Hǻkan, dans un exotisme nordique de marin, va résister au tropicalisme des colons. Le monde lui est continu à toute échelle : « Au-delà de la forêt de mats, de vastes tentes couleur peau se dressaient entre des maisons en bois encrassées de suie. On n'aurait su dire si la ville venait de pousser ou si elle s'était en partie effondrée ». Il progresse dans cette continuité qu'il semble presque seul à savoir.

 

 

Une écriture corporelle, de nageur à chaque instant sauvé de l'asphyxie, de voyageur qui n'est plus naufragé de sa naissance. Des images qui s'inscrivent comme au réveil soudain, en terre inconnue, d'un blessé « relativement indemne », dit Diaz. Une écriture chair du monde, comme le visage de cet Indien, qui contrairement à celui d'un citadin ne témoigne d'aucune lutte avec son environnement : Diaz le nordique dit ce désir d'évidence. Une écriture interne, celle des tripes : Hǻkan-Diaz se fait chirurgien de fortune quand ceux qu'il croise sont enfiévrés de richesses de surface. Il croise les déments aurifères (« … son regard hagard et concentré à la fois – comme s'il contemplait le monde à travers une fenêtre sale mais inspectait la vitre crasseuse plutôt que ce qui se trouve de l'autre côté - ») ou religieux, qui perdent leur peau par lambeaux, qui flambent leur âme. Il apprend à ouvrir les corps auprès d'un naturaliste darwinien exalté, ampute, recoud les blessés chez les Indiens, puis sera trappeur, et se vêtira progressivement de toutes ces peaux diverses, exubérantes et improbables : « … il avait enfilé un manteau fait d'un assemblage de dépouilles de lynx, coyotes, castors, ours, caribous, serpents, renards, chiens de prairie, coatis, pumas et autres animaux sauvages inconnus. Ici ou là se balançait un museau, une patte, une queue. La tête d'un énorme lion des montagnes pendait dans son dos comme un capuchon. La variété des animaux ayant servi à composer cette pelisse et les divers stades de décrépitude des peaux donnaient une idée du nombre d'années qu'avait nécessité la fabrication de ce vêtement, et de l'étendue des voyages de celui qui le portait. » Et si la chute de chacune des aventures de Hǻkan au milieu des spectres conquérants l'Ouest est souvent cousue de fil blanc, là n'est pas l'intention de Diaz, on connaît déjà cette histoire, ici on donne du cru, du sentiment à vif : on marche vers l'Est, et les événements sont sans importance, puisqu'il y a un ciel, puisqu'il y a un corps. On s'assure que le vêtement prend chair, plutôt que de traîner les souvenirs. Par abandons successifs, par incendies (« ces ondoiements qui se transformèrent en une langue de feu »), dans une course vers l'aube (cette intuition, cette certitude encore invisible, appel de toujours), Hǻkan se préserve. Il marche à rebours de l'odeur puante de la civilisation, de la ville fluide qui se déverse sur la piste. Il croise.

 

 

Un style fantasque, aussi, de saga nordique, une épopée qui se nourrit d'elle-même à la jeunesse et la force de son héros, d'une traite, et comme Hǻkan on ne peut faire halte. Un road moovie mais dont l'énergie semble venir du destin, plutôt que d'une quelconque machine ou extériorité, force qui impulse le personnage par couches successives, comme celles de son manteau, dans cette migration à l'envers. Diaz, auteur d'un essai sur Borges, déroule une linguistique naturelle et profonde, qui hante l'origine, sel, héros, étoiles. « C'était agréable d'être dans un lit, d'avoir mal, d'être seul (…) Chagrin et satisfaction étaient inextricablement mêlés – ils avaient la même texture, la même température. » Le détachement est un devoir pour ne pas trahir la souffrance de ceux que l'on rencontre, pour permettre son inflation, comprendra bientôt Hǻkan dans ses périples. Le métissage qui s'opère dans le grand ouest américain en voie de colonisation, et qu'il traverse à rebours, s'opère ici sans dilution cosmopolite, « le paysan européen, le trappeur californien et l'Indien nomade font équipe sur un pied d'égalité » dans la tenue du héros. Diaz est un déraciné de sa langue natale ; il doit comme Hǻkan à jamais illettré forger à mesure « les mots qui permettent de mieux participer à l'extase de l'existence », comme lorsque apercevant un fauteuil à bascule abandonné en plein désert,  et qui rompt toute continuité, il cherche sens face à l'insolite d'un signe  (« l'objet était comme un mot sur une page »); sa forge est en puissance de description de ce monde qui nous constitue plutôt que nous ne le traversons. Et son ouvrage est servi d'une traduction qui sans doute amplifie encore la capacité exploratoire de son texte. Reste une question motrice : vers l'Est, vers l'aube, peut-on rencontrer des proches ? Ou bien est-on condamné à la solitude éternelle des premiers, des forts, des curieux, ne croisant que ceux qui font foule ?

 

Au Loin de Hernan Diaz

Delcourt 2018

#MRL18 #Rakuten

Saga nordique en Californie  (Au loin de Hernan Diaz)
Partager cet article
Repost0

commentaires

C
Such experienced chemicals are actually highly trained to fix any sort of location and / or covering without any difficulty. Many discover fully, of which methodology and / or vacuuming solution ought to be needed, to make certain that not a single thing will become affected owing to slightest miscalculation. They even always make sure that many usage safer synthetics around the house and that means you does not have to care about result in allergies. His or her's vacuuming options not to mention hardware will be eco good.
Répondre

Présentation

  • : septième vague
  • : promenade créative d'un mot l'autre, d'un auteur l'autre, d'une sensation l'autre, en route vers le Réel
  • Contact

Recherche

Liens