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7 janvier 2018 7 07 /01 /janvier /2018 16:33
Le mot-organe de Mandelstam (l'acméisme est un cognitivisme)

Mais une autre urgence métapoétique surgit déjà : dire en quelques mots, pour cause de revente en ligne, ce qui dans De la poésie de Mandelstam (notes de 1910 à 1923, publiées « à la faveur d'une situation encore ambiguë » en 1928 mais censurées, rétablies dans leur premier jet par La Barque en 2013), ce qui dans ces écrits sous contrainte donc, fait réel et échappe à la racine (russe) du mot. Car comme Khlebnikov (1885-1922, s'exilant de lui-même en 1919 dans la steppe, sans renier le fait révolutionnaire), Mandelstam (1891-1938) croit à la spécificité, à la génétique d'une pensée russe. Un nationalisme littéraire, une langue fortification organique, qui ne semblent pas dictés par les événements révolutionnaires, même s'ils contribuent sans doute à enrober des pensées bien plus libres. Étranges poètes géniaux, mais nationalistes... (on dira ici, pour se dédouaner de leur empire, « esprit des steppes »). Acméisme de Mandelstam (les acméistes reprochent aux symbolistes leur goût pour l'incompréhensibilité et pour des rêveries sur d'autres mondes), dans lequel est promu un mot-organe (quand Khlebnikov, lui, le futuriste, dit le mot-graine), un mot sans soumission au symbole, au mot-chose ; une représentation peut-être, et qui est bien organe, interne. Un mot chair active, image intérieure, la langue russe s'est faite chair... La langue n'y désignerait plus, elle viendrait de -. Mandelstam dans cette théorie générique du mot et de la langue joint les élucubrations raciales de l'époque à celles cognitivistes de la notre, toutes prêtes à encoder des parts de culture en modules neuronaux à transmission sinon totalement génétique au moins épigénétique... Les mots en « système soumis à un principe interne dans le moi humain »... Le thème russe du « vieux doute sur l'aptitude du mot à exprimer un sentiment »... Où sont les poèmes de beauté, de recherche et d'exil ? Que fais-je avec ce "traité" de poésie ? Et je me sens plus proche de l'esprit vagabond et (un peu) fou de Velimir que d'une certaine norme de salon d'Ossip l'opprimé, mais le matérialiste aux mots ustensiles...

 

Mandelstam s'étonne donc qu'on ait pu trouver un mot-organe chair active pour... la mort : « se peut-il vraiment que d'une façon ou l'autre cela soit nommé ? Le nom est déjà une définition, déjà nous savons quelque chose... ce si intime qu'est pour une mère la mort de son enfant ? » Au XXè siècle, Jane Sautière dans son livre Nullipare et Linda Lemay dans sa chanson Pas de mot nous rappellent qu'il n'existe pas de mot pour désigner l'état d'une telle mère... Sauf peut-être dans le sanskrit mrtapraja, "femme dont tous les enfants sont morts", et qui témoigne sans doute plus de l' état social résultant que du deuil subi ; mais le sanskrit se refuse au mot comme « image scellée » ; si le mot lui-même est divin, son contenu peut varier, et son signifié est toujours en contact (par une seule de ses facettes multiples), mais toujours également à détourer. L' « image scellée » de Mandelstam, elle, ne toucherait plus à l'objet, mais résulterait bien de sa perception, dont le symbolisme serait la déchéance. Le mot est représentation verbale, poursuit Mandelstam, et non servage à l'objet ; le mot, originel, a le primat sur l'objet, dans un matérialisme grec et non une circulation apophatique, une danse de correspondances, asiatique (et/ou psychanalytique : car le mot-organe, cognitif, n'est-il pas aussi symbolique, et n'y a-t-il pas entre lui et la chose réelle un imaginaire, un fantasme, une grève infinie, une danse de la représentation ?)

 

La poésie de Mandelstam ne ferait qu'atteindre aux couches profondes et immuables, au classicisme, plutôt que de déchirer le temps pour construire un surplus de réel ; elle retournerait le tchernoziom plutôt que de voler vers les villes fameuses de l'Asie. Et elle protégerait l'État du temps, poursuit-il sans doute pour amadouer la censure...

 

On dit que les espaces interplanétaires affamés sont à l'origine de la révolution.

Il faut semer le blé parmi l'éther.

O.M.

 

Dans le grand espace en blanc de l'écriture poétique à un haut degré, dit Mandelstam, l'amateur de poésie met lui-même les signes comme s'il les tirait du texte. Mais cette partition est-elle déchiffrée par tous de la même façon, comme le suggère l'auteur ? Ou bien sommes-nous plutôt chacun guidés par un processus psychologique propre (voire psychopathologique chez le lecteur de Khlebnikov) ? Et un poète est-il en recherche d'auditeurs, ou bien jette-t-il des bouteilles au réel ? Quelques errements anti-darwinistes et pro-théosophiques plus loin, Mandelstam poursuit son fixisme littéraire et combat l'idée d'une évolution en littérature, car « chaque acquisition s'accompagne de perte et d'abandon » ; « la langue change mais reste intérieurement une » (et russe, qui a recueilli le secret hellénistique du monde) ; sinon « l'homme n'est plus maître chez soi » (« et il lui faut vivre soit dans une église, soit dans un boqueteau sacré de druide » : là où le mot ne s'interprète pas aux autres et au monde, mais est imposé à la secte, ou bien s'impose au corps).

 

Et pourtant, plus loin, comparant les poésies russes et françaises : Ainsi en poésie les limites nationales sont effacées, l'élément d'une langue en appelle à une autre par-dessus les têtes de l'espace et du temps... Mais Mandelstam explique son attachement russe à des sources (grecques) du mot dans une Europe pour lui culturellement à bout de souffle depuis qu'au XIXè siècle ses Lumières positivistes furent en butte à ce qui fut pris, avec le bouddhisme, pour un nihilisme oriental, une caverne déserte. Fureur du XXè, à la suite duquel cataclysme sanglant, effectivement, l'Asie devait reprendre la barre. Reste le « grand rêve slave sur l'interruption de l'Histoire au sens occidental du mot », la vie dans une paix non historique, plutôt que dans le vide intérieur de l'hédonisme de ce début de XXIè siècle. Et la poésie, cette vie d'avant l'histoire, qui transperce la courbure du présent ; si la mort est innommable pour Mandelstam, sans doute est-ce en raison de sa courbure extrême.

 

notre siècle commence sous le signe d'une grandiose intolérance, de l'exclusivisme,

et d'une incompréhension délibérée des autres mondes.

 

Plutôt que dans le mot-racine russe, « l'organisme vivant et indivisible » de la poésie française reposerait dans le sens du vers, selon Mandelstam. Cette torsion, plutôt, du vers (1842-1898) sans doute, qui donne vie à cette non-chaîne de symboles arrachés au réel, et ainsi réimplantés à la vie totale par l'artiste. On voit la poésie, encore, fouir le sol  (« le vers isolé, errant ») mais ainsi aller de surprise en surprise ; mais passée la surprise « la poésie romantique ne transmettra plus, ne saura pas ce qu'elle lègue, tel un collier de rossignols morts », car elle aurait tué le mot-graine... Lamartine, Verlaine (Mallarmé n'est pas cité) poussent à l'émergence dans le réel par le travail sur le vers, en interaction avec le lecteur observateur quantique, quand les acméistes voudraient générer au même, en paix.

 

L'amant, comme le raconte le début du Roman de la Rose (de François Villon),

a longtemps erré autour de cette enceinte, cherchant en vain une entrée cachée.

 

Le mot de Mandelstam l'acméiste n'est pas la chose, ni son symbole, les symbolistes sont « des propriétaires épris des choses ». Dans son exil forcé, peu-à-peu, à mesure qu'il descendra comme Villon vers le bas-fond, la geôle, le poète écrira de plus en plus vrai cette représentation du mot, de plus en plus interne, et que pourtant il parviendra à partager, tandis que les interdits politiques semblent voler dans ces « propriétés dynamiques de la mort », du crime, la « distribution imaginaire de ses biens de poète » (qu'il entrevoyait, discutant Villon, dès 1913), un manteau qui part pour quelque(s) jour(s) de survie... La lettre de rémission n'arrivera que bien plus tard. Car l'état, lui-même famélique, en ces années-là, s'était mis à affamer le spirituel comme le temporel, conclut pour nous Christian Mouze, traducteur. A 42 ans, O. Mandelstam s'installe pour la première fois de sa vie dans un logement dont il est le locataire en titre. Il écrit alors (en 1933) des vers satiriques sur Staline, en réponse à la traque d'intellectuels par le pouvoir. Arrêté en 1934, assigné en résidence en Sibérie occidentale, puis déporté, il mourra dans un "camp de triage" à une  date  inconnue, fin 1938, avant même de parvenir au bagne de la presqu'île de Kolyma. Durant la première partie de son exil, il dit de lui:

 

Il pense en os et ressent avec ses sourcils
Et tente de reprendre forme humaine

 

Le mot-organe de Mandelstam (l'acméisme est un cognitivisme)
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