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21 mars 2010 7 21 /03 /mars /2010 21:56

 

Vers la douleur lisible
Le Jardin des Délices: la parole à venir des corps lisses

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Des mois durant, errer dans cet espace clos nommé le Jardin des délices.
S'y perdre. Les rencontres se multiplient, jouissances aveugles. Que s'y passe-t-il ?
Le tableau s'opacifie, il se cache en se montrant, il organise une perte de sens.
Il n'y a pas de guide, il n'y a pas d'entrée dans cette vue panoramique et totalisante,
il est hors-sens1.

 

 

 

 

 

1. La fable mystique: le beau se substitue au vrai

 

 

 

 

Certeau ne nous offre pas d'entrée dans le jardin des délices, et le triptyque reste sans sens caché, sans point de fuite possible, en seule image, pénible, belle et complexe. Entrer demande le détail, celui du corps nu sexuellement attrayant, de la coquille translucide de retrait à ce monde inconnu, si magistralement rendue par l'artiste, dans ce pointillé argenté de la limite des sphères qui détache du monde et qui transporte le signe d'un espace à un autre, qui laisse penser le plaisir sans le dire. Tous les visages restent fermés, ni cri, ni douleur, ni joie. Seuls les yeux en sont ouverts, et c'est bien le tableau qui nous regarde, ironiquement, quête à retour ce sens inutile que nous voulons donner, alors que tout est dit dans les corps meurtris mais sans blessures restés en dehors des sphères semi-protectrices, que tout est dit dans ces corps offerts au plaisir mais sans jouissance à l'intérieur des sphères. Tous, nous oublions que le triptyque ne se livre qu'une fois refermé, alors l'intérieur et l'extérieur de ce monde non-dit  se confondent en une extase ou une douleur qui permettra la reprise d'une parole. A volets fermés, à l'autonomie de Dark-City2, tout est dit; à l'ouverture foisonnent les questions et les représentations.

 

 

La forme s'ouvre sur son autre par une transparence, une brisure ou un trou.
Déjà la grisaille peinte sur sur les volets fermés du triptyque indique ce mouvement:
dans la nuit du temps,  le globe transparent du cosmos est verticalement coupé par l'entre-deux
 de ces volets qui vont s'ouvrir et l'ouvrir sur la profusion colorée et dansante du Jardin.
Le dehors est l'autre du dedans3.

 

 

 

Une fiction onirique qui se joue de la représentation, un trop-plein de signifiants qui y multiplie les trous, une fonction poétique et non plus référencée des événements, une palpabilité directe du signifiant lui-même: un son devient musical quand il cesse d'indiquer un sens ou une action. Et Certeau relève  cette métamorphose fréquente chez les mystiques, la substitution du critère du beau au vrai: on n'est plus dans le champ du savoir mais dans celui des Délices. Chaque trajectoire interprétative provoquée sera déçue: être chassé de ce paradis serait-ce donc la condition du discours ? nous interroge-t-il. Une piste pourtant: la production vient du spectateur, au risque d'un délire interprétatif « schreberien » de celui qui cherche à entrer. C'est le tableau qui nous regarde; lecteur, on te regarde, sans que tu saches qui te voit et ce qui est montré. La ligne de fuite est inversée, vers l'observateur, et chaque panneau possède son oeil, unique, l'autre étant laissé en gage à la mémoire.

 

 

 

 

 

La coupure entre les deux mondes n'est que pointillée, poreuse, filtre, si l'on y regarde de près: elle est insécurité, coupure de l'objectivité, inquiétude. L'instabilisation voulue par Bosch est une critique du signe, du logos concepteur, elle est en elle-même production et non décryptage, elle est de l'ordre du bloc de percept-affect deleuzien, indépendante et autonome de la représentation, et donc du temps de la mémoire. Elle n'est pas structure mythique, ésotérique, d'ailleurs l'herméneutique du moyen-âge n'est plus invitée par Bosch, peintre de la renaissance, qui écarte de son tableau nombre de « clichés » chrétiens ou de la tradition alchimique. Comme dans le rêve, le lien entre signifiant et signifié se liquéfie, le chemin est vers nulle part, il est errance, il invite à se perdre. Quant à la calligraphie des corps, ces corps sans attributs, sans âge, sans travail, et presque sans volume, vides d'expression, sans contenance, ces corps non-écrits (sauf ceux, torturés, de l'enfer), qui se meurent en silence dans la combinatoire de ce parcours chaotique, ces corps qui passent, qui flottent, non organiques, corps déjà morts ? Qui évoquent chacun individuellement la nostalgie de l'androgyne primitif, « nous étions d'une seule pièce », peut-être aussi par cette floraison goulue de tentatives sexuelles ? La cohésion de ces corps est contingente, comme en témoignent les ouvertures des sphères, les organes manquants ou échangés, etc... La perte de consistance des corps, elle aussi, partage de la décomposition du sens. Peaux calmes et lisses. C'est l'usage du corps qui semble avoir disparu.

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2. Cristallographies: l'hypothèse traumatique

 

 

 

 

Malgré/à cause de cette analyse de  Certeau, brutalement confronté à nouveau à l'image, j'errai également de longs mois, et naissait en moi une tentative d'abandon: ne pouvait-on voguer dans ce Jardin qu'en état d'extase, fallait-il abandonner toute prétention à l'utiliser en outil des simples ? Relecteur de Certeau, Christian Indermuhle4 propose, à propos du Jardin des délices,  l'hypothèse de l'emprise du sujet par l'acédie, cette forme de mélancolie qui touchait les clercs médiévaux à l'heure de midi, état dans lequel ils restaient capables d'entrevoir la création divine, mais étaient dans l'incapacité désespérante de se frayer une voie vers elle: le désir est toujours présent mais l'objet du désir recule à l'infini, inatteignable5. Cette hyperlecture de Certeau va cependant me mettre sur la piste d'une autre faille possible de lecture du tableau de Bosch, outre  celle de la mystique  ou de l'épuisement monastique (et d'une certaine hérésie dans laquelle on a positionné Bosch): celle du traumatisme. Ces corps qui ne disent plus, ou qui s'isolent dans une a-représentation de la douleur comme du plaisir, au risque de la porosité entre les mondes du symbole et du chaos des affects libres, ne sont-ils pas ceux, clivés, des traumatisés exposés à la violence démesurée et répétée des bourreaux, tenus pour une part d'eux-mêmes « à distance » dans une attitude antalgique mais muette au monde6 ? Et quelle est cette étrange similitude qui m'apparaît entre ces corps nus mais qui semblent plats, fermés, sans expression dans le tableau de Bosch, et ces quelques clichés  des camps nazis où ces mêmes corps creux nous regardent à travers les barbelés, sans exprimer ni joie ni douleur, semblant eux aussi retenir tout affect...?

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Ce manque de signification du tableau, ce plan unique qui se dérobe au tout mais qui appelle le désir, faut-il vouloir lui rendre la douleur ? Cette douleur pourtant qui semble prête à sourdre dans les mille détails du tableau, mais à qui manque, bouclier des sphères, ce « forçage » vers la souffrance et/ou la jouissance mystique du monde. Pornographie sans possession. Chez le  patient traumatisé, la douleur est prégnante, dans la posture et les cicatrices du corps comme dans les trous du discours. Dans le tableau de Bosch, ni douleur, ni jouissance, présence pure des corps sans contenance: on est à l'étape initiale de sidération, celle qui oblige au clivage, face à la trop forte quantité d'énergie douloureuse brutalement et/ou répétitivement reçue, le corps sensitif se protège en se retournant en dedans – symbolisé par les bulles argentées, limites protectrices et poreuses – la remarque de Certeau sur la technique du peintre en pointillé, en tireté de ces sphères prend ici toute sa force - , on est avant la formation de la cicatrice, et on est dans l'absence totale de parole, confisquée par le bourreau: la torture vise bien à réduire au silence-norme de l'institution, et pas, contrairement à une idée reçue, à faire parler. Comme dans le clivage traumatique du sujet, qui sépare le corps percevant du corps représentant dans une stratégie de survie, le tableau organise esthétiquement une perte de sens; l'observateur n'a aucun point de fuite car déjà le sujet à fui(t). Mais à distance du trauma, chez les survivants, ceux qui n'auront pas disparu dans l'étrangeté douloureuse et délirante du réel des sphères, ou dans le retour à l'organique des corps, la douleur redeviendra lisible, le corps reprendra la parole et le cri  au travers d'organes refuges, jointures ou plaies, qui progressivement se dé-condenseront lors de la thérapie. Par catharsis, les cicatrices et la douleur deviennent les possibles noeuds de ré-écriture d'un sujet présent au monde, la coquille de la sphère qui désignait l' « autre du monde » des mystiques se superpose à la cicatrice, le sujet revient ici et maintenant, dans cette intersection retrouvée de l'horizontalité du temps et de la verticalité du sens8.

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Si la non-représentation de la douleur est le mécanisme fondamental du clivage antalgique lors des traumas extrêmes, les perceptions du corps souffrant n'étant plus connectées à la part du sujet qui tente de se retirer de la scène9, le sujet court cependant le risque de l'égarement dans ce chaos des affects maintenant libres, non représentés, non structurés. Face au tableau de Bosch, Certeau nous déclare bien: « je m'y égare »... et aussi « il me fixe », ce leitmotiv du patient libéré de ses bourreaux mais qui ressent partout leur présence... Il lui faut maintenant réapprendre à reconnecter les affects lourds et inquiétants, évocateurs du trauma passé mais restés non-représentés, qui hantent son esprit,  chaque détail de l'environnement familier retrouvé pouvant par « court-circuit » s'accoupler illégalement à ces affects: on est bien dans Le Jardin, où les plaisirs et douleurs évoqués restent muets, provisoirement isolés de leurs représentations, mais prêt à se mettre en mouvement dans une combinatoire qui peut basculer à l'extase et/ou à la douleur, au langage articulé et/ou au délire10, et à la panique de l'innommable, de ce qui n'est plus  circonscrit par la découpe de la parole. On est exposé à ce chaos des percepts libres, et face auquel G. Deleuze implore « nous demandons seulement un peu d'ordre... »11. Des corps sans contenance, en proie à la panique entropique de la dé-subjectivation, mais dont les singularités sont préservées, dans leurs condensations obligées, des corps prêts à la jouissance, à la douleur, à la liberté:  une femme du tableau, à la bouche scellée (par ses bourreaux), tient toujours sur elle le fruit qu'elle ne peut intérioriser, mais sauvegarde de sa parole.
 

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Pierre philosophale peut-être des mystiques, clef de l'au-delà du bien et du mal, de l'au-delà du plaisir et de la douleur, le triptyque cependant peut se fermer et se dire au passant, l'interrogeant dans la condensation douloureuse de son corps, lui proposant une  reprise de la parole en étape nouvelle dans sa subjectivation. Au risque du délire d'exposition à un chaos non maîtrisé, et de l'égarement dans un silence imposé, il est ré-écriture d'un ici et d'un maintenant, production nouvelle mais production publique d'un sujet recomposé.



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à suivre: la forme en position d'attente


1 et 3. M. de Certeau, La fable mystique, I, Gallimard 1982
2. Dark City, film réalisé par Alex Proyas, 1998
4. C. Indermuhle, Cristallographies (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault, Valéry), Van Dieren, Paris, 2007
5. Dans la mélancolie, l'objet est perdu, et avec lui le désir; ici l'objet est toujours « devant être atteint », mais hors de portée: épiphanie de l'insaisissable, l'acédie peut aussi, paradoxalement, conduire à l'extase mystique, elle est plus une « saudade » avec son désir et sa potentiellement possible satisfaction, qu'une nostalgie de l'à jamais perdu.
6.
E. Ledru, La douleur sur le ruban de Moebius du Moi, 2008
7. E. Chevillard, Choir, Paris, Editions de minuit, 2010
8. « horizontalité verticale » des intersectionnistes
9. Voir S. Ferenczi
10.  Le syndrome post-traumatique peut être  une voie d'entrée dans la psychose
11. G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Paris, Les éditions de minuit, 1991

 

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