Sphères III, Ecumes, Sloterdijk. L'auteur poursuit le développement d'une pensée pré-métaphysique, et ce tome III dit les compromis contemporains aux sphères, les passages qu'elles ouvrent au pôles de leurs courbures, de leurs blessures. Cap sur le Thanatotope: car dans ce tome III les sphères se mille-feuillent à la Deleuze, deviennent tissus, mais ces strates n'en restent pas moins courbées, sous la force de gravité des morts, comme l'espace physique est, depuis A. Einstein, courbé de par sa propre masse, ce qui donne effet gravitationnel.
Dans ces topes que nous habitons donc, nous sommes toujours plus ou moins directement soumis à l'ivresse, à la rage, ou à la compassion de nos morts, et notre réel s'y construit de par même cette poussée rétrograde; les hommes sont mortels, énonce Sloterdijk, plus encore dans le sens qu'ils ont leurs morts derrière eux que parce que la mort les attend. Thanatotope, donc, ou province du divin, car notre pensée-savoir actuel n'est qu'une île dans la mer du savoir-pensée, l'intelligence y prend pour point de repère ce par quoi elle est surmontée, nous y explorons ce Dieu que Pessoa désignait comme un intervalle immense, entre cette porte du dedans et celle du dehors, entre quoi et quoi ?
Aux premières communautés, "on a les ancêtres sur l'échine", leurs images nous touchent, nous effleurent, nous poussent, nous frappent et nous blessent, cultes et spectres, sur l'île anthropocène. In illo tempore, dans ces petites collectivités où s'équilibrent morts et vivants, en nombre proche et en partage de la terre, le thanatotope est un "quelque-chose quasi-personnel et visqueux qui entoure et imprègne l'être", tout près, tandis qu'en haut de la colline proche cent yeux regardent, affamés, vers le petit camp des vivants. L'âme personnelle et des forces anonymes s'associent étroitement, le culte est celui des échanges de proximité de la petite thanatosphère, le vivant est réceptacle d'une pronoïa toute pregnante, comme si "notre campement était l'objectif logique des sorties et des razzias de nos voisins invisibles", qui revendiquent, qui sont ce Dieu premier, ce "raseur transcendental" !
Puis, du campement, on éloigne les tombes, on met du silence, de la distance, le Dieu s'éloigne, devient le "Dieu lointain d'Eliade", et nous nous en croyons parfois abandonnés: alors il faut bien obéir à la logique que l'on s'invente, cette organisation de l'espace - comme de la société et du langage - autour de trous, de manques, d'indicible, d'interdits; alors on communique encore par-delà la sphère, mais par la blessure, et dans le temps absolu du traumatisme, ce temps archaïque devenu invasif à l'isolant imparfait de notre société, ce temps électrique, et qui nous dépasse quand il gagne le conducteur, quand il inonde la contenance. Alors les groupes actuels naviguent au sein de la double membrane d'une violence externe, celle des morts-Autres déniés, et interne, celle de la blessure logique que cet oubli impose.
Cette double membrane est bien un trope courbe, car l'espace humain se courbe sous la gravité des morts; et aux rares et brefs et peu prévisibles instants d'équivalence, sans doute y-a-t-il flip-flop transitoire de la membrane, et instants de possibles, d'émergence de tous les refoulés, de communication pleine dans la thanatosphère, d'utopies naissantes et autres contre-cultures. Courbure du trope, dès la domestication néolithique, et aussi production dès lors d'une immunologie des organismes-groupes, d'une xénopathie du psychisme, où seul le spécifique incorporé est alors soumis à l'entropie, tandis qu'on s'autorise et on s'invente les "bons" Dieux éternels de la création, mais exilés, inaudibles; pourtant chaque résistant au sein de ce système immun a bien le possible de l'oreille directe de quelque ancêtre de choix. "D'aucuns" en tout cas, dont Sloterdijk, nous le proposent.
(Ecumes, p. 392)