8 novembre 2009
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C'est Octavio Paz (une étincelle fortuite de rayonnage, encore, alors que j'étais sur la piste de Lautréamont) qui fera, à la dernière ligne de son Fernando Pessoa1,une nouvelle jonction: l' « Autre » est l'inconnu personnel, il relève du fleuve sans rive de Tabucchi, et du contrepoint hindou, et de l'espace intermédiaire winnicottien, autant d'éthers bien réels où je suis aspiré à naviguer. Juste une pause pour voir si elle m'a enfin répondu, et je suis à vous.

Le monde n'est pas double comme certains chamanologues nous le disent (« Il y a ce monde-ci, visible, quotidien, profane. Et il y a le monde-autre, habituellement invisible aux hommes ordinaires, le monde du « sacré »2). Mais le monde est son contraire, il est le monde et l'autre du monde, ruban de Moebius, il n'est pas de rives, il a une structure en abyme, il est tout entier contenu dans la bouche de l'enfant Krishna dans la cosmogonie hindoue3. De même l' « Autre » de nous-même n'existe pas: il est notre espace intermédiaire, notre autre du Moi, notre a-Moi. Mais progressons.
Hier France-Culture rediffusait une émission dans laquelle Jean Malaurie, expérimentant un « état proche de la mort » (NDE) lors d'un malaise cardiaque4, entra en communication avec un des ses interlocuteurs chamanes, et en eut dès lors lui-même une perception du monde transformée, une conscience justement de cet « autre-du-monde » avec lequel les frontières que nous croyons ne sont que corollaires que de la limitation de nos organes des sens. Ainsi le chamane, doté lui de sens plus larges (à la suite souvent d'une maladie inaugurale), effectue-t-il des « voyages aller-et-retour » entre ces « deux mondes » dont les mystiques sentent l'unicité. Cl. Lévi-Strauss considérait d'ailleurs J. Lacan, théoricien d'un « irréductible », d'un non symbolisable, même aux tréfonds de notre conscience, en « chamane des temps modernes », plutôt qu'en simple explorateur de la psyché5. Selon M. Eliade également, tous ces rêves, ces mythes et ces nostalgies ne se laissent pas épuiser par une explication psychologique; il subsiste toujours un noyau irréductible à l'explication, et ce je ne sais quoi d'irréductible nous révèle peut-être la véritable situation de l 'homme dans le Cosmos, situation qui, nous ne nous lasserons jamais de le répéter, n'est pas uniquement « historique »6. Mais voilà que Pessoa-Paz nous donne un point de contact.
Comme tous les abouliques, nous dit O. Paz, Pessoa passa sa vie à dresser le catalogue d'oeuvres qu'il n'écrivit jamais. Pour éviter l'éclatement et conjurer la folie, chaque jour il écrit un poème, un article, note une réflexion: dispersion et tension...7 Le 8 mars 1914, Alberto Caeiro écrivit Le gardeur de troupeaux: l'hétéronyme maître de Pessoa lui était apparu, il était tout ce que n'était pas Pessoa, un homme réconcilié avec la nature, vivant dans le présent intemporel des enfants, qui abolit la conscience de soi, qui supprime l'histoire. Le vrai désert est le moi, parce qu'il ternit tout ce qu'il touche, parce qu'il nous clôt sur nous-mêmes, il est l'obstacle8, Pessoa s'en délivre par les hétéronymes; la destruction du moi engendrera une fertilité secrète. Caiero sera l'inconnu personnel, le contrepoint de Pessoa, celui qui existe, une sensation parmi les sensations, celui qui allait écrire l'oeuvre réellement négative de Pessoa, indiscipline du mental. Négative car le monde de Pessoa n'est ni ce monde, ni l'autre, le mot d'absence pourrait le définir, si l'on entend par absence un état fluide où la présence s'évanouit. Négatif mais au sens du « a- » sanscrit, qui définit le contrepoint, le complémentaire de la notion désignée. Alors, puisque tout existe même si tout n'est pas défini, ou plutôt est défini par ce qui existe dans l'absence du visible, tout dit quelque chose, est en train de dire, les pierres disent on ne sait quoi, comme le vent et la fenêtre illuminée et l'arbre solitaire au coin de la rue. Non pas ce que je dis, autre chose, la même chose qui jamais ne se dit. L'absence n'est pas que privation: elle est pressentiment d'une présence qui jamais ne se montre, dans l'irréalité que nous sommes, quelque chose est présent. Septième vague, grand vent, lumière palpable, foule qui fusionne mais dans laquelle le poète, comme égaré et lié en même temps par les choses et par les gens, chemine, sachant qu'il n'a pas d'identité. Et l'autre, le double, le vrai, pourtant n'apparaît pas, il n'apparaîtra jamais car il n'existe pas, car il n'y a pas d'Autre: l'autre, ce contrepoint de nous-même, s'insinue et fait contact, et la poésie nous donne la conscience de son absence et de son imminence, nous redonne un passage, une jonction; comme la blessure itérative et de proche en proche délimite notre enveloppe corporelle, jusqu'au point de mort où cette enveloppe devient inutile, la poésie, de contact en contact, nous délimite - en moulage à la cire perdue - cet Autre du monde, de fulgurances en fulgurances, jusqu'à l'instant de la fusion retrouvée. L'Autre, L'Inconnu personnel, est l'a-Moi, le fleuve du Moi, qui n'a pas de rive, qui n'est que le fleuve9.
Le mot « comme » ne figure pas dans le vocabulaire du poète, chaque chose est immergée, artha, dans sa propre réalité, il suffit de la toucher. Mais le commun des hommes que nous sommes sait bien que la réalité ne lui est pas ainsi donnée, qu'il nous faut la conquérir, que les mots ne sont pas encore ou ne sont plus les choses, c'est pourquoi le nous-poète nomme les choses au moyen d'images, de rythmes, de symboles et de comparaisons, évoquant la parole d'avant le langage. La poésie gravite dans un espace magique, un territoire réel, tangible et qu'une autre lumière irradie, celle de l'autre monde du chamane. On ne saurait définir en quoi consiste cet espace. Et peu importe que les poèmes qui créent cet espace soient rares dans l'oeuvre d'un auteur: ils sont.
Hier France-Culture rediffusait une émission dans laquelle Jean Malaurie, expérimentant un « état proche de la mort » (NDE) lors d'un malaise cardiaque4, entra en communication avec un des ses interlocuteurs chamanes, et en eut dès lors lui-même une perception du monde transformée, une conscience justement de cet « autre-du-monde » avec lequel les frontières que nous croyons ne sont que corollaires que de la limitation de nos organes des sens. Ainsi le chamane, doté lui de sens plus larges (à la suite souvent d'une maladie inaugurale), effectue-t-il des « voyages aller-et-retour » entre ces « deux mondes » dont les mystiques sentent l'unicité. Cl. Lévi-Strauss considérait d'ailleurs J. Lacan, théoricien d'un « irréductible », d'un non symbolisable, même aux tréfonds de notre conscience, en « chamane des temps modernes », plutôt qu'en simple explorateur de la psyché5. Selon M. Eliade également, tous ces rêves, ces mythes et ces nostalgies ne se laissent pas épuiser par une explication psychologique; il subsiste toujours un noyau irréductible à l'explication, et ce je ne sais quoi d'irréductible nous révèle peut-être la véritable situation de l 'homme dans le Cosmos, situation qui, nous ne nous lasserons jamais de le répéter, n'est pas uniquement « historique »6. Mais voilà que Pessoa-Paz nous donne un point de contact.
Comme tous les abouliques, nous dit O. Paz, Pessoa passa sa vie à dresser le catalogue d'oeuvres qu'il n'écrivit jamais. Pour éviter l'éclatement et conjurer la folie, chaque jour il écrit un poème, un article, note une réflexion: dispersion et tension...7 Le 8 mars 1914, Alberto Caeiro écrivit Le gardeur de troupeaux: l'hétéronyme maître de Pessoa lui était apparu, il était tout ce que n'était pas Pessoa, un homme réconcilié avec la nature, vivant dans le présent intemporel des enfants, qui abolit la conscience de soi, qui supprime l'histoire. Le vrai désert est le moi, parce qu'il ternit tout ce qu'il touche, parce qu'il nous clôt sur nous-mêmes, il est l'obstacle8, Pessoa s'en délivre par les hétéronymes; la destruction du moi engendrera une fertilité secrète. Caiero sera l'inconnu personnel, le contrepoint de Pessoa, celui qui existe, une sensation parmi les sensations, celui qui allait écrire l'oeuvre réellement négative de Pessoa, indiscipline du mental. Négative car le monde de Pessoa n'est ni ce monde, ni l'autre, le mot d'absence pourrait le définir, si l'on entend par absence un état fluide où la présence s'évanouit. Négatif mais au sens du « a- » sanscrit, qui définit le contrepoint, le complémentaire de la notion désignée. Alors, puisque tout existe même si tout n'est pas défini, ou plutôt est défini par ce qui existe dans l'absence du visible, tout dit quelque chose, est en train de dire, les pierres disent on ne sait quoi, comme le vent et la fenêtre illuminée et l'arbre solitaire au coin de la rue. Non pas ce que je dis, autre chose, la même chose qui jamais ne se dit. L'absence n'est pas que privation: elle est pressentiment d'une présence qui jamais ne se montre, dans l'irréalité que nous sommes, quelque chose est présent. Septième vague, grand vent, lumière palpable, foule qui fusionne mais dans laquelle le poète, comme égaré et lié en même temps par les choses et par les gens, chemine, sachant qu'il n'a pas d'identité. Et l'autre, le double, le vrai, pourtant n'apparaît pas, il n'apparaîtra jamais car il n'existe pas, car il n'y a pas d'Autre: l'autre, ce contrepoint de nous-même, s'insinue et fait contact, et la poésie nous donne la conscience de son absence et de son imminence, nous redonne un passage, une jonction; comme la blessure itérative et de proche en proche délimite notre enveloppe corporelle, jusqu'au point de mort où cette enveloppe devient inutile, la poésie, de contact en contact, nous délimite - en moulage à la cire perdue - cet Autre du monde, de fulgurances en fulgurances, jusqu'à l'instant de la fusion retrouvée. L'Autre, L'Inconnu personnel, est l'a-Moi, le fleuve du Moi, qui n'a pas de rive, qui n'est que le fleuve9.
Le mot « comme » ne figure pas dans le vocabulaire du poète, chaque chose est immergée, artha, dans sa propre réalité, il suffit de la toucher. Mais le commun des hommes que nous sommes sait bien que la réalité ne lui est pas ainsi donnée, qu'il nous faut la conquérir, que les mots ne sont pas encore ou ne sont plus les choses, c'est pourquoi le nous-poète nomme les choses au moyen d'images, de rythmes, de symboles et de comparaisons, évoquant la parole d'avant le langage. La poésie gravite dans un espace magique, un territoire réel, tangible et qu'une autre lumière irradie, celle de l'autre monde du chamane. On ne saurait définir en quoi consiste cet espace. Et peu importe que les poèmes qui créent cet espace soient rares dans l'oeuvre d'un auteur: ils sont.
Le poème n'est pas l'expression de l'être,
mais la commémoration de ce moment où la fusion se produit.
Octavio Paz
mais la commémoration de ce moment où la fusion se produit.
Octavio Paz
1. O. Paz, Fernando Pessoa l'inconnu personnel, Fata Morgana, 1998
2. M. Perrin, Le chamanisme, PUF, 1995
3. F. Zimmermann, http://ehess.philosophindia.fr/inde/index.php?id=65
4. Trouver le séminaire de M. Hulin sur les NDE !!! (14 novembre 2009)
5. et cet aspect là de Lacan me paraît bien plus cohérent que celui de « relecteur de Freud ».
6. M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase, Payot, 1968
7. De cette tension naîtra la fulgurance futuriste (Apollinaire, Maïakowski; Pessoa): nos créations nous jugent.
8. Manque chez Pessoa la femme, soleil et centre: l'univers sensible se défait, il n'y a plus, sans femme, ni terre ferme, ni eau, ni forme vivante de l'impalpable, manque la passion, cet amour qui est désir d'un être unique, fusion des « deux » mondes, suture.
9. A. Tabucchi
9. A. Tabucchi