29 avril 2011
Une guêpe toute abimée, arrachée de son voyage, cherche par sauts, par bonds mais sans plus de vols bientôt, à ne pas mourir dans ce train. Passe bientôt une étonnante escrimière de Nîmes, obèse, violette, baskets assorties, flétrie, myope, fripée, édentée, claudicante, onomatopesque, bossue, brinqueballante, callipyge, mais grand-mère active. Par les plus petites gares, le moi sans concession, résistant et déporté en même temps. Et l'orage encore, mais toujours loin, et toujours au-dessus de cette force présence, masse verte du relief, de tous les massifs de pierres, et c'est bien le réel qui projette tout contre elle son noir... le mal: ne serait-il donc que l'organique dans la nature1 ? Et sommes-nous tous donc bien alors des criminels nés ?
Plaisir ambigu, donc, du récit de violence. Une perversion, passive ou recherchée, au spectacle ou à l'écoute de la douleur de l'autre ? La faculté nous dit que théoriser cette violence, une fois recueillie, est de nature à déculpabiliser le témoin, ou le thérapeute (Nietzsche, lui, n'était pas tendre avec les piliers de bibliothèque). Mais ne s'agit-il pas, plutôt que d'une observation de la souffrance, de cette nécessité organique de nourrir, toujours, ce noyau étrange et douloureux d'altérité, de non-moi, voire de vide, qui est centre de gravité de notre être en mouvement, qui est ce moteur du désir d'exil, et qui n'est pas qu'appel au voyage ? Seul le mal d'autrui, alors, est bien externe, et pas notre douleur, n'en déplaise, cette fois, à la faculté... Quelle est la nature ou la fonction de ces « éblouissements » des choses atroces ? Dire le mal, écouter le mal, n'est certes pas forcément l'instrumenter; exprimer le mal releva même d'une émancipation moderne, d'un échappement aux monothéismes et à leurs enfantements généalogiques douloureux; mais banaliser le mal fit le lit des fascismes... Le refus des institutions ou des programmes va bien d'un côté vers plus de vie, si l'on suit Canguilhem et les autres néo-bergsoniens, mais aussi parfois, paradoxalement, vers plus de mort, si la masse prend en clone et fait table rase à l'hyper-norme du biopolitique... Ainsi, des "théoriciens existentialistes, structuralistes ou sémiologues" du XXè siècle ont-ils banalisé Sade, critiqués à leur tour par d'autres intellectuels - de la mouvance anti-psychiatrique par exemple -, quand le « divin marquis », cet « émancipateur » des surréalistes, devint le chantre de Thanatos et par là du « capitalisme schizophrénique », celui du toujours plus de jouissance, outil de liberté peut-être, mais moteur du modèle consumériste dominant...
La ré-écriture du meurtre, elle, dans la création d'une vérité pénale, tient refoulés les nombreux fragments vifs et crus du crime... Ces pures hypothèses criminelles3 nous permettent cependant à leur tour, par leurs failles, d'en tirer à chaque fois une autre histoire, de fabriquer à partir de leur matrice un nombre infini de récits vraisemblables, dans une imbrication d'espaces et/ou de temps dignes d'une structure en Mille-et-une nuits, autant de répétitions-modifications progressives des indices voyageurs du récit en construction réitérée, et outils du récit fantastique: ces ré-écritures fantasmées, que chacun de nous peut produire à point de départ du fait criminel, judiciaire ou médiatique, sont sans doute les moteurs de cette jouissance ressentie au contact du crime. « Je te tuerai/je te raconte; je te tuerai/je te raconte; etc... » se répondent infiniment le Calife et Shéhérazade, par comblements itératifs de l'espace-mort par le langage, jointures toujours imparfaites, et ces mots introduisant eux-même de nouvelles coupes... Chaque nuit, l'entrée sur scène de nouveaux condamnés potentiels et de nouveaux bourreaux proclamés nous épargne la mort, produire ce nouveau récit de violence est indispensable à chacun de nous pour sauver sa tête face à la violence déjà entendue, face au corps déjà découpé... Le récit remodelé, métabolisé, mais à nouveau incomplet met le meurtre, toujours en puissance, au second plan de la scène, et ce récit qui avance l'être - de découpe en découpe - est celui-là même qui nous ex-iste. Comme une mise à disposition du corps à ces surgissements du langage. Et ces théorisations, ces récits nous permettent d'espérer qu'un jour peut-être la violence (celle qui nous environne en tout cas, et le mal qui nous chaperonne) sera remplacée par de vraies fictions qui évolueront sans plus de vraies victimes5... une douleur post-humaine...6
Que se passe-t-il dans une parfaite chambre de malade ? De quoi cette gratuité du mal se réclame-t-elle ?2 Une respiration, un souffle, au-delà de celui des organes et de leurs prothèses d'un jour. Si l'on meurt, ce souffle survivra à la traversée du fleuve, ensemencera l'autre rive, confortera la pensée.
Dieu est absent des champs de bataille (…).
Je trouvais cela stupide d'aller s'occuper des morts des autres
comme si l'on n'avait pas assez de tintouin avec les siens propres.
Personne n'allait venir jusqu'ici puisque personne n'était venu ramasser les morts.
Ils étaient oubliés. Nous oubliions la guerre (…)
Moi, j'écris ce livre.
Blaise Cendrars4
1. Le médecin moderne, d'ailleurs, instruit du cadavre, ne connaît de la nature que l'organique et sa contingence; le biologiste lui déjà doit s'attacher de plus près au contrepoint du vivant, d'où, sans doute, son optimisme constitutif; le médecin post-moderne, celui du toujours plus de corps, croisera avec l'a-biochimie et l'a-biophysique. Le médecin holiste à venir devra revenir au géographe, au géologue. L'archéologie, de la culture sous l'humus, des os dans l'argile, est une clinique.
2. Y. Haenel, Le Sens du calme, Mercure de France
3. F. von Schirach, Crimes, Gallimard
4. B. Cendrars, La main coupée, Denoël, 1946
5. Les jeux virtuels sont-ils alors la pire et la meilleure des choses ? Mais le "drone", engin de mort piloté comme une play-station, n'en est-il pas le corollaire "spectréel"?
6. Et à l'inverse (?) demande une malade présentant de nombreuses somatisations: " quand je serai morte, est-ce que j'aurai encore mal ? Si oui, quelle foutaise !"...