Cul-de-Sable
La femme des sables
Kobo Abe
1962, traduction Georges Bonneau (Stock)
Elle juste vêtue d'une double peau de sable, la face contre terre, les reins soulevés, offerte à son hôte. Un amour qui ne dira pas son nom, un amour inégal, qui offrira à chacun des partenaires le rapport social dont il désespérait, offrira-t-il plus ? Lui on l'a descendu dans le trou puis on a retiré l 'échelle, et l' autre vie l'a déclaré disparu. Il le cherchait, ce sable; elle ne sera pas complice de son évasion, et le lecteur croit à un géniteur pris au piège, pour renforcer l'effectif de la secte, mais il se trompe: l'enfant n'est pas indispensable au couple, mais bien la descente jusqu'à l'eau du moi, et l'économie de la remontée. Economiser un poste de radio, construire un faux piège à corbeaux. L'enfant perdu qui retenait la femme prisonnière et renonçante au plaisir meurt lui une deuxième fois, fait prendre conscience au mâle de son amour, même s'il se voile les yeux. Mais d'abord, la rationalité féroce des villageois gardiens du trou, rationalité du sable-temps. Jusqu'au jour où... « K. » arrêtera de résister pour s'autoriser à vivre dans ce monde absurde. Spasmes répétitifs, billet double, atteindre avec l'autre sa propre gare ?
Le sable est cet élément qui, en continu, prend naissance du profond de la terre puis va partout, ne repose jamais, tranquille et sûr de sa victoire, alors que les humains ne font que se tenir cramponnés les uns au autres (...) Pour flotter sur le sable, seule une double maison-bateau, un tonneau interne, maison-berceau sur un axe fixe, un tonneau externe tournant constamment sur lui-même... Ce qui, dit-on, donne au prisonnier la perception réelle de la cellule où il est enfermé, ce n'est pas la porte de fer, ce ne sont pas les murs: c'est le petit judas par où on le surveille...
Poser enfin quelques pierres amassées – car tout est matière – et rêver à leur souffle – car tout est esprit – dans une véritable gnose du grain, du vent, et de toutes les eaux qui nous traversent. Quelques arbres aussi: il doit y avoir quelques beaux arbres, clarté-refuge, autour de la maison qui abrite tes pierres. Regarder pousser l’arbre, et c’est tout, et grimper l’esprit. Balayé le belliqueux du monde, clarifiée l’angoisse des mots, ici tout est simple, cette toile-là ne t’étouffe pas, elle brise le toit et te tire. Voyage en solitude. Dans le clair. Tu sors au grand seuil de la quête.
L'homme avait senti s'écouler le plus profond de son être. Mais retourner dans la maison, près de la femme, lui paraissait être une décision à laquelle, d'aucune manière, il ne pouvait se résoudre. A rester près de la femme, il y avait danger. Tout à l'entour se jouait une lumière fadement laiteuse: cette vague lumière seulement. « Vous sentez-vous bien, mon hôte ? » D'un coup, se détachant de son arrière-plan réel, la femme n'exista plus à ses yeux qu'en tant que silhouette, que contour...
Chantez ça si ça vous amuse: pour ceux-là, quelques, qui croient dur comme fer que rien n'existe d'autre que des allers, et adhérer au sable qui coule ! Que peux-tu lui reprocher ? De se méprendre ? Rien de grave, en vérité ! Une chose est sûre: c'est que la réalité ne m'est pas favorable. De quoi te plains-tu ? D'où, en somme, étais-tu parti ? De ceci que le sable est, par nature, ce qui refuse de se fixer. Alors ? Où vois-tu la moindre incohérence ? Le désarroi de l'homme était pareil à celà...
De quoi ma désertion la prive-t-elle ? Disons-le clairement: tout au plus d'un si insignifiant fragment d'existence qu'une radio et un miroir pourraient facilement remplacer. Une obsession pour elle. Bien sûr que je la lui enverrai, sa radio !8 En fin de compte, n'aura-t-elle pas perdu plus qu'elle n'aura gagné ? Mais moi au fait , puis-je dire que je n'aurai rien perdu à te quitter ? Ca ne serait pas juste... la chair élastique de ton entrecuisse... l'alcool... le rire... et le reste. Ca se monterait à un joli total!... Ce sont bien là les bribes d'images dont l'homme, plus que la femme, est enclin à se servir pour susciter le flot même de la passion où il se noie...
Fin de semaine, rancœur et recherche d’un toit. Mais maintenant c’est la pause. Thérapie du fil. Glisser toujours, le grand trait, l'espérant enfin sans fin. Curieuse journée, tu retournes là d’où tu fuyais. Polir encore le grain de sable, jusqu’à couler, voler, virevolter et vaguer sans frotter, sans grincer. Bien rond, dans le flot. Grand large d’où l’on sent l’intérieur crier, imploser. Quand il faut s’arrêter sur sa vacuité, besogneux de l’autre monde. Et puis ces instants où un peu du voile craque, ces instants qui justifient tout.
Rien d'autre ne te retenait dans ce trou que les ossements de ton mari et de ton enfant, enfouis sous le sable, depuis le jour du grand typhon, avec les planches du poulailler. Cela sonnait vrai. Mais d'ossements, point, pas plus que de débris de planches. Tout ce sol a dû se déplacer, disais-tu. Plutôt que de me mentir, tu n'avais guère eu, depuis le premier jour, que la seule intention de ne rien me livrer de ton passé. Vivre, c'est tout ! Essayer d'élargir la surface portante...
Carcan de l’immédiat, délivrance par la distance, quelques notes font sourire le vent, imprévisible réveil, volutes de brume qui cachent le milieu de la tour. Tourbillons cyclothymiques. La croix du feu rouge est de travers, demain, amélioration de la qualité de l’air, instant de la lumière pourpre, et le fleuve gonflé et rapide et bleu acier a déjà emporté l’image. L’a emportée vers sa source.
A moins qu'il ne s'agisse d'autre chose que d'une simple attraction de la lumière...? Oui, nous lécher réciproquement nos blessures... Tout le désir qu'on peut avoir de rire à l'unisson, juste sauvés d'un naufrage... L'évidence, c'est qu'il y a beaucoup de manières d'exister... « Nous n'avons pas, nous, n'est-ce pas, à nous occuper des affaires des autres », disait-elle. Le monde se renversait pour l'homme, il était dans le trou et déjà hors du trou. Un moi tout neuf, qu'il avait réussi à en faire sortir. Elle le voyait prendre une attitude positive eu égard à elle.
Que sentir de plus, sinon l’arbre bienveillant, Axis mundi majestueux aux mille branches-réseau, sinon cette parole que l’on cherche et introuvable ici en bas ? Que sentir de plus, sinon le regard insondable de vérité de l’enfant, sinon le temps qui nous désespère ?
Trois hommes se mirent à retourner le sol, à enlever le sable couche par couche comme on retourne les pages d'un livre...
Cris-réveils de la forêt-galerie tropicale.