L'humain est au-delà du vivant dans les possibles comme dans les contraints de son approche de la dimension temps. Le temps, disait Kant, est un horizon à travers lequel nous autres humains faisons l'expérience du monde, une expérience que toujours je sentis incomplète: ne sachant alors dire ce sentir, n'osant le vivre, je le rêvai, aujourd'hui je le détoure, et vous l'offre peu-à-peu, terrain d'épreuve, preuve du jeu.
En cette ère de l'instantanéité nous sacrifions sans doute quelque chose de notre mémoire, cette mémoire dont sont pourtant façonnées les briques du présent, ce présent auquel notre temps public et commun affleure ainsi de plus en plus furtivement. Car la mémoire est la profondeur de l'instant, et sa complice représentation elle-même, cet agent double, travaille à la fondation d'un réel dont l'abord n'est plus restreint à la seule facette du chronos, ce temps-ligne. La mémoire est ce curseur que l'art, cette roue de la révolte, permet de travailler. L'abord unique du bios par le temps est lui le fondement de l'agnotologie, cette science à créer des instants sans mémoire1, et c'en est à se demander, dit Enki Bilal, si cette temporalité actuelle, accélérée et constamment zappante (plus que kaléidoscopique comme dans l'abord oriental de toute chose, car les images qui nous percutent sans relâche dans cette modernité ultralibérale ne sont pas facettes d'objets existants, ne sont pas portions d'un de nos états antérieurs, mais appeaux à consommation, brisures d'un objet forcément incomplet et impossible et dont il nous faudrait toujours jouir mais sans possibilité de l'incorporer: un objet maniaque), si cette temporalité accélérée n'a pas à voir avec le développement de la maladie d'Alzheimer: nous sacrifions sans doute quelque chose de notre mémoire...
L'abord du réel, de plus, n'est pas réductible à cette seule "facette" si facilement manipulable ; car il existe des moments, ces pièces de temps, ces nœuds d'instants, sans commune mesure avec la linéarité ou autre boucle, ces correspondances dirait l'oriental, et par lesquels la politique n'est pas qu'adaptation passive, illusoire contrainte ou creux discours, mais jeu de mémoire pour le choix délibéré de l'instant; le chronos-ligne n'est plus qu'un "entre-moments". Il y a bien ainsi du choix délibéré de réel dans le bios, et aucun effondrement n'y peut mais, car il y a une dimension minimale de notre rétraction au cœur de la plus grave mélancolie, il y a un nadir de notre entropie, il y a un toujours du compost des corps même, sur lequel rebondit le trajet singulier que chacun de nous mène vers le réel, et ce noyau-là est l'instant enfin abordé, et par delà le mûrissement de nos sensations, et il n'y a ici et aujourd'hui aucune accélération qui vaille.
L'Orient de nous-mêmes, donc, aborde la nature en termes de corrélats et de polarités, le temps cinétique n'est plus qu'un vague « entre », pierre d'attente entre ces moments, « temps mort » qui n'est en rien le temps concret des morts. Dans cet « entre » qui file, parfois les lignes pourtant se courbent, tendent vers, et c'est alors que nous ressentons ce merveilleux confus de l'art, cet immense certain de l'autre, ce beau toujours dont nous sommes: cette enroulement court, tendu et omniprésent de la dimension temps de notre enfance, qui avait bien une énergie et une fréquence, et qui nous sont toujours propres. De ce rythme propre de l'artiste que nous sommes tous, nous pénétrons le flux, forcément en diachronie des autres baigneurs, en même temps nous plongeons dans le réel et l'incrémentons de notre propre rythme; le film qui s'y déroule ne peut être développé instantanément, et seule l'illusion se projette aux plasmas géants et toujours identiques2.
La redécouverte de ce rythme à soi, qui hante maintenant toute notre post-enfance, exige ces plongeons, ces accommodations aux corps autres, ces interférences, et ne peut survivre en clôture3. L'ethnologue du rythme observe la famille, le solitaire blessé est en pleurs dans son temps blanc. Barthes cherche le rythme qui s'accorde à sa demande intérieure, théorise le mont Athos, cette idiorythmie, ce deuxième étage sans bornes de temps qui est aussi ma quête, et d'où l'on peut rejoindre l'immédiateté des autres, un collectif, l'institution. La danse y est enfin rendue possible par ses appuis propres autorisés4.
Il est bien une vibration primordiale, un individu-corde5; mais quand un certain social imposé synchronise les individus - qui eux tendent à la coopérative et non au biopolitique -, alors enfle patiemment la révolte ; l'interférence des rythmes augmente la vie, leur résonance obligée effondre les vains empires. Désynchronisation, révolution, vivons le pas-de-côté du temps.
1 Quelle notion de mémoire dans le bouddhisme ?
2 J'ai préféré plus tard la diapositive, cet instant agrandi, au film : contagion d'une sensation plutôt que boucle généalogique. Le millénarisme, c'est la famille. Et je n'avais pas la carrure Super 8.
3 M. Macé, Rythme des autres, rythme à soi, Le Monde, 28 octobre 2011
4 Sociothérapie en psychiatrie institutionnelle : découvrir le rythme du fou et le rendre licite, lui adapter le cadre
5 Et des psychoenthéogènes