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14 avril 2009 2 14 /04 /avril /2009 09:45

Sur France-Info, avril 2009: nous sommes dans un univers qui est peut-être infini... infini et peut-être... alors quel retour au corps, cette limite dans le continu de la matière ?

Le corps: surface d'inscription des événements,
lieu de dissociation du Moi,
volume en perpétuel effritement.


M. Foucault, Dits et écrits II

Mais le corps est aussi un centre à trouver, dans l'écriture, la danse, ou l'amour, pour se connecter au monde sans s'y diluer ou se "chosifier":


Notes et réflexions autour de:
Penser les matières du corps: l'organique dans tous ses états

2 et 3 avril 2009
colloque organisé par Melina Balcazar Moreno et Sarah-Anaïs Crevier Goulet
Paris III-Sorbonne Nouvelle / Centre d'études féminines et de genres







I. Un point d'appui au centre des choses
(ECRITURE, THEÂTRE, DANSE)

1. Vivre c'est se défendre de la fusion aux choses



Artaud et Céline contre "les choses"1: dans l'épisode africain de Voyages2, Céline, immergé dans les couleurs et les "choses" de la forêt, prévient: "il faut faire attention aux choses". Artaud, lui, les défie. Mais tous deux ont le même rapport halluciné au corps et au corps de l'écriture. Dans les premiers chapitres de Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger dit: "la chose, lui laisser le champ libre"; Céline au contraire insulte la chose, refuse d''être englouti par elle, quitte la forêt tropicale alors qu'il allait être anéanti par elle. "Sinon les choses se fondent peu-à-peu en nous, dans cette forme progressive de mort": la mort est chosification, ici il craint semble-t-il de mourir par condensation, par forçage interne de sa limite par le matériel, à l'inverse de la mort-folie entropique selon Bergson, Deleuze et Guattari, ou Prigogine, où le sujet s'expand au "chaos".  "Vivre c'est se défendre" de cette fusion aux choses, et le corps est pôle entre ce processus de préservation de son interne (lutte contre les choses) et cette force de dissociation liée à la perception de l'environnement, dont la représentation nous protège.


(schéma)


Il y a, pour Céline, dans Mort à crédit, toujours à l'écoute des choses, un "point à trouver" au fond des choses, par lequel on peut se laisser traverser sans s'effondrer. Une sorte de passage, donc, au sens où l'on est traversé, un noeud à égale distance de l'effondrement winicottien du sujet et de l'expansion chaotique deleuzienne. Pour Derrida le terme grec Chora (qui signifie "espace", "lieu", "pays") contient également une connexion irréductible à la féminité ("mère", "réceptacle", "nourricier"), Chora serait ce point d'appui d'où les choses sont hominisées et les Hommes chosifiés; l'écriture s'y transforme en délire total, on y tend à la sexualisation de l'écriture. Peut-être pourrait-on également  rapprocher ce point de la notion sanscrite d'"artha," qui est à la fois chose et objet, et est connectée (yoga) aux organes des sens - et donc au vivant - par l'esprit, le manas, ce lien (mais instantané) sujet-objet. Cette connexion, cette "puissance magique" du passage des choses en l'homme est l'essence de la violence de Mort à crédit: "je sens monter les choses".



Pour Arthaud, écrire c'est crier, c'est une ouverture aux choses, son écriture nécessitait oralité, percussions, transe, "oscillation du corps", comme dans les crises hystériques exhibées par Charcot devant Freud. Devant l'intrusion de la puissance des choses, le corps reconnaît sa contingence, dit J.L. Nancy ayant reçu une greffe d'organe: les choses font, après-coup, événement en notre corps. Pour F. Ponge également, c'est d'être "dérangé" par les choses qui fait écrire.  L'écriture de Céline, comme celle d'Artaud, est bien un corps, bouleversé en permanence, et sa hantise du "breakdown"...




2. Le corps vivant est en tension entre matérialité et fantasmatique


 Sur le corps vivant du spectateur à l'épreuve du théâtre3 pèse un code, basé sur l'illusion. La "contrainte" du corps est nécessaire à la "prise" au jeu des acteurs, car un effet de la salle sur la scène pourraît dissiper la magie, la connexion): il y a, même dynamique que précédemment dans l'écriture, une tension, entre le rapport à la matérialité du corps (ancrage à l'inconfort du fauteuil, à l'odeur du voisin) et la levée de matérialité, but des acteurs, ailleurs, illusion, fantasmatique. "La révolte d'un corps peut menacer toute la magie du spectacle": on se maquille, on masque les effluves organiques du corps-machine; et la connexion dans la performance est rasa, oralité, sympathie, celle du corps humoral, tissulaire, cohérent, sans organes, et qui peut être mis en mouvement. On ne se maquille pas devant la télévision, simple face-à-face de représentations, sans interaction, théorie de l'information réduite à son plus petit dénominateur; le rapport scène-salle est lui... "sensal" ! Le théâtre ne permet pas l'errance des sens; il nécessite un "tuning" empathique entre performeurs et assistance, sur un canal humoral précis; le théâtre est du registre "on/off" et on peut donc s'y ennuyer dans son corps, comme à l'église on se balance d'une jambe l'autre.  Dans un concert par contre, l'ouïe est en errance perpétuelle pour explorer le bruit, il n'y a pas de code imposé, et multitude de canaux possibles. Passivité télévisuelle, dirigisme du théâtre, nomadisme du concert; travail vital, entrelacements multiples, de l'écriture-lecture. Le film, lui,  est un livre lu pour vous: moins de canaux certes, mais pas de fréquence unique, synesthésie son-image, le corps y est moins sous contrainte.





3. L'autre est l'invisible qu'on habite, l'autre est le corps qu'on habite4


Cette phrase dit à nouveau, avec force, ce noeud qu'est notre corps à l'interface de l'autre-monde, immanent, et de l'autre-génération, matrice, vertical. Et comme dans une expérience d' extracorporéité, on se pose la question: "qui est moi, qui est l'autre" ? Pour l'Inde, le corps est appropriation du monde sensible, qui s'inscrit dans l'instant, le corps est lieu de découverte de soi: agir sur le corps c'est prendre possession de soi, et l'acte, ou karma, est bien ce yoga qui connecte aux choses (cf. § 1). Les sciences humaines, et les arts, sont sources de nouveaux savoirs sur le corps, sur ce "point à trouver", ce "quelque chose d'universel" à transmettre par la danse, ...Chorée, ancrage  qui permet de ne plus être dépendant de ses conflits constitutifs, d'être à l'espace et d'être au-delà du bien et du mal:


 La danse est l'invitation extatique au centre immobile du vivant

R. Tagore


La danse contemporaine cherche à éliminer le poids de la tradition pour atteindre à cet universel; les vecteurs en sont les rasa, enveloppes humorales des émotions,
"outils" du Natya, la "danse" classique indienne, qui est en fait une forme syncrétique de spectacle alliant danse, mime, musique et chant. "Sam", parmi ces rasa, est le but ultime, l'accord, la totalité, le contact entre l'énergie spirituelle et le spectateur, ancrage dans son imaginaire, un fil à suivre. Il s'exprime, après un enchaînement de mouvements, lors d'un arrêt, "soudain éclat de figement extatique", "Sam" qui permet à la danseuse de se dissocier du temps-espace pour se connecter à l'énergie divine. Ainsi la danse va bien du sacré, dans ses connotations initialement dévotes, au sacré avec la "danse pure", déchargée de la tradition, conjonction d'émotion:


Là où va la main, le regard la suit,
Là où va le regard, l'esprit (manas) s'y met,
Là où va l'esprit, l'émotion (bhâva) s'y accorde,
Là où se trouve l'émotion, le rasa s'y trouve aussi.

Nandikeshwar




II. Ecriture de l'infini: l'anorganique5



Où l'on retrouve Artaud, mais aussi les écritures de l'impensé, de l'infime, mais aussi Deleuze, et le Réel lacanien. Des multiplicités, et une forme corporelle: quelles sont ses limites ? Y-en a-t-il ? Pour Bataille (repris par P. Fedida dans Par où commence le corps humain ?), l'animal commence avec sa bouche, oralité des rasas. Mais l'homme ?  Et dans le temps, quelle limites, vers la naissance, vers la mort ?  Et ces conditions sociales où parfois nous ne pouvons plus être corps ?




Dans le processus anti-entropique, contre les choses, invasion repoussée, risques d'explosion de cette limite incertaine, nous tentons l'émotion en voie médiate et médiane: la perception pure nous désorganicise, la représentation nous clive totalement du flux; le passage des humeurs est seul tenable, et jointure au monde. S'"élever" ensuite de l'animalité par abstraction, mais secondairement. Si l'image nous tue au monde, le "lâcher-prise" total tue à la vie, risque l'angoisse ou l'agressivité de désubjectivation. Lâcher-prise pour sentir, puis sentir pour penser: Dieu, les Autres et Soi; le Réel, un réseau de limites, et l'acte de création.



Dégoût de l'organique d'Artaud, dégoût du sexuel (pour lui le corps est châtré, et donc entiérement sexuel car asexué), corps "barbaque", l'écriture est arrachement au corps, extirpation, et pas accouchement de la pensée. Le corps d'A. Artaud est en puissance, en gravitation, "globules éclatés suspendus dans le vide"6, un corps entre sujet et objet. Le corps est toujours en instance de mort pour Artaud, comme pour Blanchot, qui ont vécu leur mort comme "survivance dans le présent" (la "contingence" chez J.-L. Nancy).



Deleuze aussi pense l'impensable matière, opposition au concept de chair, celle du monde comme celle du corps, cette "chair qui précipite dans la phénoménologie". Le corps de l'homme dépend de forces non-humaines du cosmos (cf. Spinoza), et a un devenir non-humain; il est défini par ses affects, ses possibles, son devenir.  Mais ne nous y trompons pas, Deleuze a une approche matérialiste (l'anorganique est de la matière, mouvante, émouvante, "sensorielle") mais il récuse le modèle de corps organique, avec ses organes placés dans un ordre immobile, et phallocentré, cette "série binaire/linéaire", ce corps oedipien, celui de la reproduction.



L'anorganique de Deleuze est le bloc de sensation, oeuvre d'art qui existe par elle-même, comme être de sensation, qui excède le corps sentant. Il y a de la sensation non organique. Alors que le "classicisme kantien" voit un dualisme entre les sensations, externes, et les émotions, internes, pour Deleuze sensations et émotions appartiennent à l'être pré-individuel, et pas à l'artiste; elles ont un vécu objectif, indépendant du subjectif (cf. Qu'est-ce-que la philosophie ?). Les "blocs de percept-affect" sont le langage de la matière anorganique, le percept est plus que la perception, il est au-delà du sujet, il est un être qui excède tout vécu, "le matériau passe tout entier dans la sensation"7. Pour Deleuze, il n'y aurait pas d'auteur de l'oeuvre, pas de spectateur, pas de lecteur: la connexion au Réel rend toute la matière expressive, l'Être est capable de redonner l'infini du chaos via l'artiste.



Il y a, chez Deleuze comme chez Artaud, une même approche mélancolique, via la mort du corps, "nuit mystique", une obligation de passer par le côté déjection, pour aller plus avant peut-être; le corps a des limites, l'Être n'en a pas.



Une "écriture vivante et nue, terrible à surmonter", dit Marguerite Duras dans Ecrire (1993): des voix non identifiées, comme dans Le vice-consul ou India song... car l'affect serait transpersonnel, on éprouverait à l'extérieur de soi8, il y aurait très peu d'intériorité subjective chez Duras, on éprouve ailleurs que dans les corps, l'écriture nue, affect qui "shunte" les humeurs et "snobe" les corps ? "L'Amour est répandu", dit encore Duras. Le bloc de sensation (Le-lilas-a-été-pillé, etc...) est de la matière anorganique qui continue de vibrer, comme dans les rondes enfantines qui font retour dans l'oeuvre, cette "palpitation émotionnelle de la vie" que recherchait Artaud (et qu'on retrouve aussi dans les traits en coups des impressionnistes).






Références et notes
1
. Véronique Lane, Universités de Montréal et Paris VII-Diderot.
2. Lecture frénétique d'il y a quelques années: déjà ce mouvement deleuzien contraction / expansion, qui ne se disait pas encore.
3. David Schwaeger, Université de Montréal et Institut d'Etudes Théâtrales, Paris III.
4. Tapas Bhatt, Université de Paris III et résidence internationale d'artistes Kala Khoj (kalakhoj@auroville.org.in), et Maitryee Mahatma, Université Paris Nord-XIII.
5. Evelyne Grossman, Université paris VII-Diderot.
6.
A l'image du corps du psychotraumatisé, qui par sa dissociation, a échappé  à la condensation totale par la douleur, n'en possédant que des noyaux organiques autour desquels gravite une atmosphère criarde, instable système subjectal tiraillé entre expansion et rétraction.
7.
Voir le "cube de la sensation" de Pessoa, cité par Deleuze, mais dans le sensationnisme pessoen on trouve un degré supplémentaire d'autonomie du sujet à la matière, l'oeuvre d'art contribuant à la création de réel supplémentaire.
8. Mais dans La Douleur, alors...?? Cette compassion ???
Pour les psychanalystes (E. Grossman, F. Villa) "définitivement", (...mais à l'exception de Freud, qui lui continue à s'interroger, se confronte à "Das Ding", ce noyau intime d'altérité et de douleur), la douleur est bien externe au sujet, elle est l'Autre qui entre, qu'on ne peut jeter au dehors (Ferenczi); l'introjection n'est qu'une non-objectivation du Réel. Narcissisme du moi-sac kleinien. Mais l'excitation est bien d'origine centrale; la douleur est dans un pôle perte de libido/ formation d'objet versus tentative des "choses" de refusionner au centre.  Pour les philosophes, la douleur est ambiguïté de la limite, ou déplacement inapproprié des limites du sujet dans un contexte  donné, comme pour les physiologistes, pour qui la douleur-inflammation est processus externe à la cellule, mais en même temps perte de la limite de cette cellule... Eprouver à l'extérieur de soi, dans l'anorganique, au risque de la douleur de désubjectivation, ou se mettre en conjonction à soi-même à l'occasion des Autres, "okeïosis" des stoïciens, au risque de l'individualisme ?


(...)  tous les poètes lyriques et les philosophes incluent simplement toute la douleur d'autrui dans la leur. C'est encore plus simple; ils ne font pas de différence entre leur propre douleur et celle d'autrui.

M. Tsvétaïéva, Le ciel brûle

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