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28 mars 2009 6 28 /03 /mars /2009 19:35
(ou le dernier émoi de Septième Vague)


Ossip Mandelstam
Tristia et autres poèmes
Poésie/Gallimard, 1982
Traduit et présenté par F. Kérel



 

Les muses (...) exécutaient la ronde originelle
 pour que d'aveugles joueurs de lyre nous fassent, comme des abeilles, présent du miel d'Ionie.
Un froid sublime s'exhalait du front virginal et bombé
pour qu'aux générations lointaines s'ouvrent les tendres tombes de l'archipel.



 

L'éternité nous pousse bien par derrière, et passe par le cercle de la muse. Je peux bien arrêter-commencer ma lecture ici, à cette page prise au hasard, à l'ultimatum gagné en cette ville, à ma voisine attendre-tentrice de tous les loins, Or Chatain Brun. En cet instant d'où je ne peux que retomber, ayant tout misé, enfin à m'abriter, pour deux ayant rassemblé leurs jouets. On devrait, pour être sûrs, s'opposer amants de passage aux grandes places et aux voûtes si hautes de cette ville. Mais tu ne voudrais pas jouer, et encore seul je devrais savoir: ici chacun peut se permettre sa mezzanine.

 
Toute la chambre est imprégnée
De langueur - délicieux remède !
Penser qu'un si petit royaume
A englouti tant de sommeil

(La Pierre)


Erotésotérique, turgescence du tissu ("sur le fuseau de nacre doigts souples commencez l'envoûtante leçon"...) où monte ou descend tout aussi bien l'humeur: la poésie sibérienne est forestière ("on se sent bien et à l'abri dans la forêt (où) je participe à la vie ténébreuse"; "Je m'égarai dans un bois miniature"), elle est entre la douleur du Roi des aulnes et l'amour de Belle du seigneur1, et le réveil est simple dégel des sucs; en notre ouest extrême et tempéré, les humeurs sont milléformes. Là-bas, on peut-être "innocent de sa solitude", ici elle est aussi lourde à porter que le degré de repliement du social apposé.

 
O permets-moi d'être pareillement brumeux.
Permets-moi de ne pas t'aimer.



Seule et triste, elle part brutalement d'un manteau trop beau.

 
Qu'est-ce-qui fait l'âme si mélodieuse
Et qu'il y a si peu de noms chéris,
Et que le rythme fugitif n'est qu'un hasard
(...)
Il soulève la poussière en nuage,
Fait frissonner la rame de papier
Et ne reviendra plus jamais, ou bien
Il reviendra tout-à-fait différent.



Le "destin" (notre position, notre dharma) "frappe à notre porte interdite", cette "innermost door" d'Anjani Thomas (muse de Leonard Cohen), au plus profond, là où se sont parfois connectés une sensation et ce Soi si animal...


Ossip Mandelstam est un des fondateurs en 1912 du mouvement acméiste (ou adamiste), en rupture avec le symbolisme, et étranger au futurisme naissant. L'acméisme oppose à la conception du poète "mage" du symbolisme le poète-homme, le poète-artisan: le mot n'est plus considéré comme un moyen d'accéder à l'au-delà, mais comme une réalité tangible, instrument d'élaboration d'une autre réalité, celle de l'art et de la poésie, plus dense en sa matérialité que la réalité première dont elle dérive, et tout aussi réelle; le mot est représentation, quasi-organique (au sens cognitiviste). La conception du monde est pour l'artiste un instrument, un moyen, comme le marteau dans la main du tailleur de pierre; la seule chose réelle est l'oeuvre.
Mandelstam use de la poésie comme d'"une charrue qui laboure le temps , (...) le poète recueille un mot et le montre au temps, comme un prêtre l'eucharistie": emploi du libre mot, non stratifié, du mot-psyché exposé aux facettes multiples du temps. L'être instable est toujours sur le point de se dissoudre, mais tout aussi dépourvue de force est la parole naissante encore à l'état fluide, suspendue entre le mot et la musique, cette musique que le poète ne cesse d'entendre. Le mot, qui peut retourner à la fluidité, dit encore F. Kérel, trouve cependant dans sa double nature - logos et forme - une solidité qui permet au poète de bâtir. Cette architecture poétique permet de surmonter l'angoisse en créant de l'espace, en maîtrisant les dimensions: la poésie en sculpture créatrice, en inscription de la composante temporelle de l'émotion (passée: de l'exil, présente: de la beauté/douleur, à venir: de l'angoisse) dans la pierre des mots.


A 42 ans, O. Mandelstam s'installe pour la première fois de sa vie2 dans un logement dont il est le locataire en titre. Il écrit alors (en 1933) des vers satiriques sur Staline, en réponse à la traque d'intellectuels par le pouvoir. Arrêté en 1934, assigné en résidence en Sibérie occidentale, puis déporté, il mourra dans un "camp de triage" à une  date  inconnue, fin 1938, avant même de parvenir au bagne de la presqu'île de Kolyma. Durant la première partie de son exil, il dit de lui:
 
Il pense en os et ressent avec ses sourcils
Et tente de reprendre forme humaine






































1. ...Dans la forêt aux éclats dispersés de soleil, immobile forêt d'antique effroi, il allait... (A. Cohen, Belle du seigneur)
2. M. de Certeau, s'installant en 1985 dans une institution, pour la première fois de sa vie, devait lui aussi en disparaître du chemin qu'il créait...
3. Epigramme de Staline: c'est le titre original de L'Hirondelle avant l'orage, roman de Robert Littell (père de Jonathan) qui vient d'être publié en français. Portrait d'une génération qui a sacrifié ses poètes (Marina Tsvetaïeva, Anna Akhmatova, etc...), il relate la tragédie de Mandelstam, gloire nationale virtuellement condamnée à mort par Staline pour la publication du poème Le Montagnard du Kremlin...:

 
Et chaque massacre réjouit l’Ogre Ossète
Ou bien nous vivons, sourds au pays en dessous de nous,
Dix marches plus bas personne n’entend nos paroles,
Mais si nous tentons la moindre conversation
Le montagnard du Kremlin y prend part.
 
O.M. 
(Car tant qu'un enfant aura faim, aura froid, aura peur ou souffrira d'une injustice, toute oeuvre d'art ne sera que blasphème. Et l'éternité, une illusion. 
 
J. Attali
La vie éternelle, roman
Fayard, 1989) 
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